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1676: Leibniz, lecteur de la seconde partie du Parménide

 

Durant le printemps 1676, Leibniz lit et résume le Phédon, le Théétète et le Parménide. De ces résumés, seuls les deux premiers nous sont parvenus (A VI.3 283-311 = FC 44-145). Du dernier, l’on ne connait guère que la forme : annotant la lettre 73 de Spinoza, Leibniz dit avoir condensé le Parménide sous la forme d’une démonstration (A VI.3 370.26-27).

Si l’influence du Phédon sur la pensée leibnizienne est évidente et bien documentée, notamment parce que Leibniz le cite dans le Discours de métaphysique (A VI.4 1562.3-1563.13), celle du Théétète l’est un peu moins (à cet égard, beaucoup reste à faire, en particulier concernant la lecture leibnizienne de la dernière partie du dialogue qui a pu nourrir ses réflexions en logique, voir : A VI.3 575.7-8, 27 qui réfère à 201e-202a). Quant à l’estime de l’influence du Parménide, elle demeure une terra incognita des études leibniziennes, sans doute parce qu’elle se fait beaucoup plus discrète. Leibniz ne fait en effet explicitement référence au Parménide qu’à deux reprises, en octobre et en novembre 1676, dans des opuscules au sein desquels il associe l’unicité spinoziste de la substance et la ‘démonstration’ de la seconde partie du Parménide (A VI.3 370.26-27, 573.14-18). En outre, si le Phédon et le Théétète sont encore mentionnés par Leibniz après 1676 (respectivement : A VI.4 435.16, 1386.18, 1387.3, 1403.6, 1562.3-1563.13, 1571.5, 1948.7, 2039.3, 2475.13, VI.6 165.21-23 etc. et A VI.4 1945.12-14), ce ne sera plus jamais le cas du Parménide. Comme on le verra, ce fait s’explique aisément : d’une part, la brève attirance pour le spinozisme ne survécut pas longtemps à sa rencontre avec le maître (novembre 1676) ; d’autre part le tournant dynamique de la physique leibnizienne – et son corollaire, la phénoménalisation du continu – rendit caduc les problèmes cinématiques du Parménide. L’intérêt du dialogue platonicien s’évanouit donc presque aussitôt pour la réflexion leibnizienne.

Malgré le peu de références explicites au Parménide, il apparaît toutefois que le Pacidius Philalethi, rédigé en octobre-novembre 1676, garde trace de la récente lecture attentive des trois dialogues platoniciens (au-delà de la forme dialogique déjà très caractéristique, Pacidius se réclame expressément de la maïeutique du Théétète : A VI.3 534.2-4), et en particulier des passages cinématiques de la première (138b-139b = A VI.3 535-538) et de la seconde hypothèse (156c-157b = A VI.3 545) du Parménide. Cela n’a rien d’étonnant. En tant que somme et critique des réflexions sur le mouvement menées entre 1669 et 1676, le Pacidius Philalethi marque le dernier texte proprement cinématique de Leibniz avant le tournant que représente le De Concursu corporum (1678), lequel constitue les premiers linéaments de la nouvelle science dynamique. Il est donc peu surprenant que, dans le Pacidius, Leibniz fasse allusion aux réflexions platoniciennes sur le changement : celles-ci s’inscrivent temporairement dans le champ problématique de la pensée leibnizienne.

En dépit de leur rareté, les quelques références et allusions à la seconde partie du Parménide sont suffisamment claires pour que l’on puisse reconstruire la lecture leibnizienne de ce dialogue.

Un fait textuel apparaît d’emblée : jamais Leibniz ne cite ou ne fait allusion à la première partie du Parménide, en cela ce qui l’intéresse dans ce dialogue diffère des préoccupations de ses contemporains (par exemple, Simon Foucher – lui-même lecteur assidu de Platon – se concentre exclusivement sur la première partie du Parménide, partie dans laquelle il dit voir, en 1689, « le fond de toute la dispute que j’ay eue avec le Pere Malbranche sur les idées » A II.2 292.5-6, voir aussi A II.2 475.7-9). Il apparaît immédiatement que la lecture leibnizienne du dialogue ne s’inscrit dans aucun ‘tiroir’ ni de la classification rapportée par Proclus (Theol. Plat., I 7-12 et In Parm. I 630.37-643.5, VI 1051.34-1064.12) ni de la classification des interprétations récentes (Ryle, Cornford, Marguerite, Allen, Pemberton, Meinwald, Gill, Rickless, Priest, etc.), et qu’elle ne s’appuie pas non plus sur la lecture parallèle du commentaire de Marsile Ficin (dont il connait les traductions et dont il juge le ‘pseudo’-platonisme avec sévérité : A II.2 86.28-87.6, VI.4 479.6-25). Sa manière de lire le Parménide consiste tout autant dans l’isolement de certains arguments, et – pour le cas des passages cinématiques – dans leur liaison, que dans l’appréhension de la seconde partie du Parménide comme étant une démonstration unitaire et cohérente.

  1. Leibniz ne pouvait en effet qu’être sensible à la dialectique combinatoire de la seconde partie du Parménide, par conséquent il n’est pas étonnant que, loin d’un jeu ou d’un exercice dialectique stérile, il y décèle une authentique démonstration, examinant successivement et en ordre toutes les alternatives afin d’en déduire l’unicité substantielle absolue. Ne restait plus dès lors qu’à souligner la parenté entre les anciens Eléates et le ‘nouveau Parménide’ Spinoza (A VI.4 2461.6-8 et GP VII 536, identification parfois corrigée au profit d’une lecture ‘idéaliste’ de l’éléatisme : GP IV 523). Interpréter la seconde partie du Parménide comme une démonstration unique est loin d’aller de soi. La position de Leibniz se rapproche ici de ceux qui, à l’instar de Gill, voient dans la seconde partie du Parménide une reductio ad absurdum démontrant que, d’une certaine manière, l’un peut être à la fois un et multiple. La différence cruciale étant que Leibniz inscrit sa lecture du Parménide dans un schème imprégné de spinozisme, i.e. celui où l’unicité substantielle côtoie la multiplicité des modes.
  2. Le lien que Leibniz effectue entre les deux passages cinématiques du Parménide, qui plus est, témoigne de son acuité caractéristique. A chaque fois, il refuse la conclusion platonicienne et accentue la portée aporétique de l’argument. Il les déclare en outre « absurdes » pour des raisons similaires. Je voudrai montrer que cette similarité confine à l’identité, et correspond à une distance prise par Leibniz à l’égard des éléments scotistes et pseudo-cavaliériens de la Theoria Motus Abstracti (1671). Je suggérai par ailleurs que la lecture leibnizienne s’avère être l’interprétation ‘correcte’ des passages cinématiques du Parménide, dans la mesure où ils constituent bien une réflexion poussée sur la notion de limite, laquelle – comme l’avait vu Natorp – joue un rôle crucial dans l’argumentaire du Parménide dans la mesure où celui-ci affronte le labyrinthe de la compositione continui. A cet égard, il est remarquable que Leibniz lise ces deux arguments platoniciens comme conduisant à l’acceptation de dialetheias, en cela il anticipe certains aspects de la lecture contemporaine du Parménide telle qu’elle est menée par Graham Priest.

En somme, d’une certaine manière, la lecture de la seconde partie du Parménide a été pour Leibniz un moyen de déceler l’impasse que représentait la physique continuiste du conatus au profit à la fois d’une cinématique (provisoire) du contigu et d’une approche des infinitésimaux comme ‘fictions utiles’ (les références au Parménide sont circonscrites à la première partie du Pacidus Philalethi, c’est-à-dire celle dévolue à l’examen de la continuité du mouvement, tandis que la seconde opère sous le paradigme de sa contiguité). La tolérance envers les dialetheias qui affleurait en certains endroits de la TMA est en effet définitivement révolue en 1676, tout comme la tentation, voire la bienveillance, à l’égard du monisme spinozien.

L’intérêt de la lecture leibnizienne du Parménide, au-delà des études leibniziennes, est double : d’une part, si on la compare à celle de Foucher, elle nous renseigne sur la fonction du Parménide dans les débats métaphysiques du XVIIème siècle ; d’autre part, parce qu’elle anticipe certains aspects des lectures récentes les plus stimulantes, elle témoigne de l’actualité du dialogue platonicien pour le travail de la pensée.

1676: Leibniz, lecteur de la seconde partie du Parménide (en)

During the spring of 1676, Leibniz reads and summarizes the Phaedon, the Theaetetus and the Parmenides. Only the first two summaries have reached us (A VI.3 283-311 = FC 44-145). Of the last, we know only the form: annotating the letter 73 of Spinoza, Leibniz said to have condensed the Parmenides in the form of a demonstration (A VI.3 370.26-27).

If the influence of the Phaedon over Leibniz’s thought is obvious and well documented, especially because Leibniz quotes it in the Discours de métaphysique (A VI.4 1562.3-1563.13), that of the Theaetetus is less well known (in this respect, much remains to be done, in particular concerning the Leibnizian reading of the last part of the dialogue which could feed his reflections in logic, see: A VI.3 575.7-8, 27 which refers to 201e-202a). As for the estimation of the influence of the Parmenides, it remains a terra incognita of Leibniz Studies, probably because its influence is much more discreet. Leibniz makes explicit reference to the Parmenides only twice, in October and November 1676, in papers in which he connects the Spinozist uniqueness of the substance with the ‘demonstration’ of the second part of the Parmenides (A VI.3 370.26-27, 573.14-18). Moreover, if the Phaedon and the Theaetetus are still mentioned by Leibniz after 1676 (respectively: A VI.4 435.16, 1386.18, 1387.3, 1403.6, 1562.3-1563.13, 1571.5, 1948.7, 2039.3, 2475.13, VI.6 165.21-23 etc. and A VI.4 1945.12-14), this will never be the case with the Parmenides. As we shall see, this fact can easily be explained: on the one hand, the brief attraction for Spinozism did not survive long after his meeting with the master (November 1676); on the other hand, the dynamic turn of Leibniz’s physics –  and its corollary, the phenomenalization of the continuum – obsoleted the kinematic problems of the Parmenides. The interest of the Platonic dialogue vanishes almost immediately for Leibniz’s reflection.

Despite the few explicit references to the Parmenides, it appears that the Pacidius Philalethi, written in October-November 1676, keeps track of the recent careful reading of the three Platonic dialogues (beyond the very characteristic dialogical form, Pacidius expressly refers to the maieutics of the Theaetetus: A VI.3 534.2-4), and in particular, of the kinematic passages of the first (138b-139b = A VI.3 535-538) and second (156c-157b = A VI.3 545) hypotheses of the Parmenides. This is not surprising. As a sum and a critical review of the analyses on motion carried out between 1669 and 1676, the Pacidius Philalethi marks Leibniz’s last truly kinematic text before the turning point represented by the De Concursu corporum (1678), which constitutes the first lineaments of the new science of dynamics. It is therefore hardly surprising that, in the Pacidius, Leibniz alludes to Platonic reflections on change: these temporarily fit in with the problematic field of Leibniz’s thought.

In spite of their rarity, the few references and allusions to the second part of the Parmenides are clear enough to reconstruct the Leibnizian reading of this dialogue.

A textual fact appears straight away: Leibniz never quotes or refers to the first part of the Parmenides. Thereby, what interests him in this dialogue differs from the preoccupations of his contemporaries (for instance, a diligent reader of Plato as Simon Foucher focuses exclusively on the first part of Parmenides, a part in which, in 1689, he says that he found “le fond de toute la dispute que j’ay eue avec le Pere Malbranche sur les idées” A II.2 292.5- 6, see also A II.2 475.7-9). It immediately appears that the Leibnizian reading of the dialogue does not fit into the mould of the classification reported by Proclus (Theol. Plat., I 7-12 and In Parm. I 630.37-643.5, VI 1051.34-1064.12), nor of the classification of recent interpretations (Ryle, Cornford, Marguerite, Allen, Pemberton, Meinwald, Gill, Rickless, Priest, etc.), and that it does not rely either on Marsilio Ficino’s commentary (whose he knows the translations and of whose he severely considers the ‘pseudo’-Platonism: A II.2 86.28-87.6, VI.4 479.6-25). His way of reading the Parmenides consists as much in the isolation of some arguments (and, in the case of the kinematic passages, in their connection) as in the understanding of the second part of the Parmenides as a unitary and coherent demonstration.

  1. Leibniz could only be sensitive to the combinatorial dialectic of the second part of the Parmenides, so it is not surprising that, far from a sterile dialectical game or exercise, he discovers in it a genuine demonstration, examining successively all the alternatives in order to deduce the absolute substantial uniqueness. It remained only to highlight the kinship between the old Eleatics and the ‘new Parmenides’ Spinoza (A VI.4 2461.6-8 and GP VII 536, identification sometimes corrected in favour of an ‘idealistic’ reading of the Eleatism: GP IV 523). Interpreting the second part of the Parmenides as a single demonstration is far from self-evident. Here, Leibniz’s position approaches those who, as Gill, find in the second part of the Parmenides a reductio ad absurdum showing that, in a certain way, one can be both one and multiple. The crucial difference is that Leibniz enters his reading of the Parmenides into a Spinozist framework, viz. in which substantial uniqueness coexists with the plurality of modes.
  2. Moreover, the connection that Leibniz makes between the two kinematic passages of the Parmenides testifies to his usual perspicacity. Each time, he rejects the Platonic conclusion and emphasizes the aporetic scope of the argument. He also declares them “absurd” for similar reasons. I would like to show that this similarity borders on identity, and corresponds to a distance taken by Leibniz with regard to the Scotist and pseudo-Cavalierian elements of the Theoria Motus Abstracti (1671). I shall further suggest that the Leibnizian reading turns out to be the ‘right’ interpretation of the kinematic passages of the Parmenides, inasmuch as they constitute a thorough reflection on the notion of limit, which – as Natorp had seen – plays a crucial role in the argument of the Parmenides in that it faces the labyrinth of the compositione continui. In this respect, it is remarkable that Leibniz reads these two Platonic arguments as leading to the acceptance of dialetheias. Thereby, he anticipates certain aspects of the contemporary reading of the Parmenides as conducted by Graham Priest.

In sum, for Leibniz, the reading of the second part of the Parmenides was a means of detecting the impasse represented by the continuist physics of the conatus in favour of both a (provisional) kinematics of the contiguous and of an approach of the infinitesimals qua ‘useful fictions’ (the references to the Parmenides are circumscribed to the first part of the Pacidus Philalethi, i.e. the part devoted to the examination of motion qua continuous, while the second operates under the paradigm of its contiguity). Indeed, in 1676, the tolerance for dialetheias that appear in some parts of the TMA is definitely over, as is the temptation, even indulgence, with regard to Spinozian monism.

The interest of Leibniz’s reading of the Parmenides, beyond Leibniz Studies, is twofold: on the one hand, if we compare it to the reading of Foucher, it informs us on the function of the Parmenides in the metaphysical quarrels of the 17th century; on the other hand, because it anticipates certain aspects of the most stimulating recent reading, it bears witness to the actuality of the Platonic dialogue for the work of thought.

 

 

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