Le mauvais rêve de Parménide. A propos de la dernière hypothèse du Parménide de Platon (163b7-166c1)
Voici comment le vieux Parménide récapitule, à la toute fin du Parménide de Platon, les conséquences tirées des différentes versions des deux hypothèses sur l’un et les autres, positive et négative, qui occupent toute la seconde partie du dialogue : « […] l’un, s’il est (un) ou s’il n’est pas (un) (ἓν εἴτ’ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν), lui et les autres, tant dans leurs rapports à eux-mêmes que dans leurs rapports mutuels, sont tout, de toutes les façons, et ne le sont pas, le paraissent et ne le paraissent pas » (166c2-4). A lire cette conclusion, on voit mal comment ce même Parménide aurait bien pu en venir à soutenir la thèse qui est par ailleurs la sienne, ainsi énoncée par Socrate au début du dialogue : ἓν φῂς εἶναι τὸ πᾶν, « tu dis que “le tout est un” » (128a8-b1). Dans la mesure où il semble bien y avoir un hiatus entre les conclusions logiques tirées par Parménide de la seconde partie du dialogue et l’affirmation de sa propre thèse, impliquant l’être de l’un, il me paraît nécessaire de chercher à en proposer une interprétation. Ce faisant, je n’entrerai pas dans la difficile question de savoir comment interpréter la reformulation platonicienne de la pensée du Parménide historique (cf. notamment le débat entre Brisson et O’Brien, dans A. Havlicek and F. Karfik (eds), Plato’s Parmenides, Proceedings of the fourth Symposium Platonicum Pragense, Prague, Oikoumènè, 2005) : mon propos ne concernera Parménide que comme personnage du dialogue éponyme de Platon.
Qu’est-ce qui a bien pu pousser Parménide, dans son Poème (tel que lu par Platon), à soutenir à propos du tout une thèse impliquant l’être de l’un, alors même que la conclusion du long effort dialectique de la seconde partie du dialogue, par la liste manifestement exhaustive de contradictions qu’elle propose, semble devoir rendre une telle décision impossible ? Cette question se pose d’autant plus, me semble-t-il, que ce « jeu laborieux » (137b1) qui amène Parménide à conclure le dialogue comme il le fait se présente comme la démonstration, adressée au jeune Socrate, du type d’exercice qu’il est nécessaire de pratiquer au préalable pour pouvoir ensuite soutenir, contre toute objection possible, un discours de vérité (135d6, 136c5). L’hypothèse de lecture que j’aimerais présenter ne se donne pas pour objectif de réduire ce hiatus entre deux aspects du Parménide platonicien, mais vise bien plutôt à tenter de l’interpréter comme étant délibéré de la part de Platon, et philosophiquement signifiant.
Il me semble que l’on peut trouver une explication de ce choix de Parménide en faveur d’une thèse philosophique impliquant que l’un soit, malgré les conclusions logiques de la seconde partie du dialogue, dans l’examen des conséquences de l’ultime version, la plus radicale, de la dernière hypothèse (163b7-166c1) : ἓν εἰ μὴ ἔστι, « l’un, s’il n’est pas » (163c1). L’examen des conséquences de cette hypothèse pour l’un-non-étant amène Parménide à établir une liste (non exhaustive) de ce qui, parmi ce qui est, ne pourra pas être le concernant dans la mesure où il n’est pas : il ne sera ni « de celui-là », ni « à celui-là » (τὸ ἐκείνου ἢ τὸ ἐκείνῳ), ni « quelque chose », ni « ceci » (ἢ τὸ τὶ ἢ τὸ τοῦτο), ni « de ceci », ni « d’un autre », ni « à un autre » (ἢ τὸ τούτου ἢ ἄλλου ἢ ἄλλῳ), il ne sera ni « jadis », ni « ensuite », ni « maintenant » (ἢ ποτὲ ἢ ἔπειτα ἢ νῦν), il n’y aura à son égard « ni science, ni opinion, ni sensation, ni discours, ni nom » (ἢ ἐπιστήμη ἢ δόξα ἢ αἴσθησις ἢ λόγος ἢ ὄνομα, 164a7-b2). Or, ce qui apparaît à l’examen de ce qui en découle pour les autres-que-l’un (non-étant) c’est que, livrés à eux-mêmes pour être autres, ils ne seront rien dans la mesure où l’un est toujours impliqué dans toute détermination. En conséquence : « l’un, s’il n’est pas, rien (“pas même un”, οὐδέν) n’est » (166c1).
Mais plus encore que ce verdict radical, c’est la démarche suivie par Parménide pour y aboutir qui me paraît susceptible de fournir un élément de réponse à la question que je pose. L’examen des conséquences du non-être de l’un pour les autres, à partir de 164b5, me paraît marquer une rupture dans le déroulement général de l’exercice en quoi consiste toute la seconde partie du dialogue. On y assiste, me semble-t-il, à une prise de distance de Parménide à l’égard des actes dianoétiques sur lesquels repose l’exercice, ce que confirme un examen des 4 occurrences de διανοία dans cette seconde partie. Chacune des deux occurrences qui précèdent notre passage (164b5 sq.) est associée à un verbe conjugué à la première personne du pluriel : Parménide y assume alors un acte de pensée auquel il associe ses auditeurs (143a7 : τῇ διανοίᾳ …λάβωμεν ; 158c2 : Εἰ ἐθέλοιμεν τῇ διανοίᾳ … ἀφελεῖν). Mais, une fois l’un posé comme absolument non-étant, les autres sont privés de toute détermination et ne se laissent plus appréhender autrement qu’à titre de « masse » (ὄγκος) – terme lui-même illusoire puisque de tels semblants d’unité n’apparaissent qu’à un regard lointain et « émoussé » (ἀμβλύ) pour se révéler pluralités illimitées à un regard plus proche et « perçant » (ὀξύ). Dans ce contexte, Parménide ne s’approprie plus l’acte de saisir par la pensée, mais il le décrit comme de l’extérieur : « chaque fois que quelqu’un saisit par la pensée quelque chose (τίς τι λάβῃ τῇ διανοίᾳ) comme appartenant à [ces masses] » (165a7-8) ; « il est nécessaire, je crois, que soit brisé et émietté tout ce qui est, et qu’on saisit par la pensée (ὃ ἄν τις λάβῃ τῇ διανοίᾳ) » (165b4-6).
Désormais spectateur de ces opérations dianoétiques qu’il imagine sans plus les effectuer, Parménide ne peut que déduire et constater l’abolition de tout ce qui constitue leur objet (ce qui est inévitable depuis 164a7-b2) – mais aussi finalement de tout sujet susceptible d’effectuer de tels actes de pensée : si, en l’absence de tout un, il n’y a même pas possibilité de voir apparaître chez les autres quelque chose (τι) que ce soit, il risque bien de ne plus y avoir personne (τις) non plus, même pour s’y laisser tromper. Ce monde où, «soudainement (ἐξαίφνης), comme dans un rêve endormi » (164d2), la valeur accordée jusque-là à toute tentative de saisir un objet par la pensée s’inverse en son contraire et devient synonyme d’illusion et de regard émoussé, Parménide ne s’y voit manifestement pas. On peut alors se demander si, en amont (et en dépit) de la conclusion qu’il semble (ὡς ἔοικεν, 166c3) vouloir tirer au terme de la succession des hypothèses, le vertige provoqué par ce « rêve » que suscite la tentative d’imaginer un monde où l’un ne serait rien n’a pas contribué à son affirmation d’une thèse qui exige l’être de l’un.
Parmenides’ bad dream. About the last hypothesis of Plato’s Parmenides (163b7-166c1)
Here is how the old Parmenides summarizes, at the very end of Plato’s Parmenides, the consequences drawn from the different versions of the two hypotheses on one, positive and negative, which occupy the whole second part of the dialogue: “[…] the one, if it is (one) or if it is not (one) (ἓν εἴτ’ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν), it and the others, both in their relationships to themselves and to each other, are everything, in any way, and are not, appear and do not appear” (166c2-4). Reading this conclusion, it is difficult to see how the same Parmenides could have come to support his own thesis, as stated by Socrates at the beginning of the dialogue: ἓν φῂς εἶναι τὸ πᾶν, “you say that everything is one” (128a8-b1). Insofar as there seems to be a gap between the logical conclusions drawn by Parmenides from the second part of the dialogue and the affirmation of his own thesis, involving the being of one, it seems necessary to me to try to propose an interpretation of such a gap. In doing so, I will not enter into the difficult question of how to interpret the Platonic reformulation of the thought of the historical Parmenides (cf. in particular the debate between Brisson and O’Brien, in A. Havlicek and F. Karfik (eds), Plato’s Parmenides, Proceedings of the fourth Symposium Platonicum Pragense, Prague, Oikoumènè, 2005): my subject will only concern Parmenides as a character in Plato’s eponymous dialogue.
What could have pushed Parmenides, in his Poem (as read by Plato), to defend a thesis involving the being of one, even though the conclusion of the long dialectical effort of the second part of the dialogue, by the obviously exhaustive list of contradictions it proposes, seems to make such a decision impossible? This question arises all the more, it seems to me, because this “laborious game” (137b1) which leads Parmenides to conclude the dialogue as he does presents itself as a demonstration, addressed to the young Socrates, of the type of exercise that it is necessary to practice beforehand in order to then be able to support, against any possible objection, a speech of truth (135d6, 136c5). The reading I would like to present does not aim to reduce this gap between two aspects of the Platonic Parmenides, but rather aims to attempt to interpret it as deliberate on the part of Plato, and philosophically significant.
It seems to me that one can find in the dialogue an explanation for Parmenides’ choice in favour of a philosophical thesis implying one as being, despite the logical conclusions of the second part. Such an explanation could be found, I think, in the examination of the consequences of the final, most radical version of the last hypothesis (163b7-166c1): ἓν εἰ μὴ ἔστι, “one, if it is not” (163c1). Examining the consequences of this hypothesis for the one-not-being leads Parmenides to draw up a (non-exhaustive) list of what, among beings, cannot be concerning it insofar as it is not: “from that one”, “to that one” (τὸ ἐκείνου ἢ τὸ ἐκείνῳ), “something”, “this” (ἢ τὸ τὶ ἢ τὸ τοῦτο), “from this”, “from another”, “to another” (ἢ τὸ τούτου ἢ ἄλλου ἢ ἄλλῳ), “formerly”, “then”, “now” (ἢ ποτὲ ἢ ἔπειτα ἢ νῦν), “science, opinion, sensation, speech or name” (ἢ ἐπιστήμη ἢ δόξα ἢ αἴσθησις ἢ λόγος ἢ ὄνομα, 164a7-b2). And what appears when examining what follows for the others-than-one (not-being) is that, left to themselves to be others, they will be nothing to the extent that one is always involved in any determination. As a result: “one, if it is not, nothing (“not even one”, οὐδέν) is” (166c1).
But even more than this radical verdict, it is the approach followed by Parmenides to achieve it that seems to me likely to provide an element of an answer to the issue I raised. The examination of the consequences of the non-being of one for the others, starting in 164b5, seems to me to mark a break in the general course of the exercise, i.e. the whole second part of the dialogue. It seems to me that Parmenides is distancing himself from the dianoetic acts on which the exercise is based, which is confirmed by an examination of the 4 occurrences of διανοία in this second part. Each of the two occurrences preceding our passage (164b5 ff.) is associated with a verb conjugated in the first person plural: Parmenides then assumes an act of thought in which he associates his listeners (143a7: τῇ διανοίᾳ …λάβωμεν ; 158c2: Εἰ ἐθέλοιμεν τῇ διανοίᾳ … ἀφελεῖν). But, once one is posed as absolutely non-being, the others are deprived of any determination and no longer allow themselves to be apprehended other than as a “mass” (ὄγκος) – a term that is itself illusory since such semblances of unity appear only to a distant and “blunt” look (ἀμβλύ) to reveal themselves as unlimited pluralities to a closer and “sharp” look (ὀξύ). In this context, Parmenides no longer appropriates the act of grasping by thought, but describes it as external: “whenever someone grasps something by thought (τίς τι λάβῃ τῇ διανοίᾳ) as belonging to[these masses]…” (165a7-8); “it is necessary, I believe, to break and crumble all that is, and which someone grasps by thought (ὃ ἄν τις λάβῃ τῇ διανοίᾳ)” (165b4-6).
Now a mere spectator of these dianoetic operations, Parmenides can only deduce and note the abolition of everything that constitutes their object (which has been inevitable since 164a7-b2) – but also finally the abolition of any subject likely to carry out such acts of thought. If, in the absence of one, there is not even the possibility of seeing something (τι) appear in others, there is a risk that there will no longer be anyone (τις) either, even to be deceived. This world where, “suddenly (ἐξαίφνης), as in a sleeping dream” (164d2), the value given until then to any attempt to grasp an object by thought is reversed in its opposite and becomes synonymous with illusion and a blunt look: in such a world, Parmenides obviously could not be. One may then wonder whether the vertigo he felt in this “dream” caused by his attempt to imagine a world where the one would be nothing could not have contributed to his affirmation of a thesis that requires the being of the one.