Unité et différenciation de l’Être : 139b4-148d8 du Parménide de Platon
Parmi toutes les démonstrations faites par Parménide dans la deuxième partie du dialogue, les déductions concernant deux paires de prédicats – à savoir le rapport de l’un avec le tout et les parties, ainsi qu’avec l’identité (ταὐτόν) et le différent (ἕτερον) – semblent révéler la cause qui mène toutes ces déductions à une conclusion absurde. Dans cette série de déductions faites à partir de la première hypothèse « s’il est un » (137b4), l’un n’ayant pas de partie et n’étant pas un tout, l’un n’a donc ni figure, ni limite, ni extrémité, ne se trouve nulle part, et n’est ni en mouvement ni au repos ; aussi, l’un n’étant ni même ni différent par rapport à lui-même et aux autres, il n’est donc ni semblable ni dissemblable, ni égal ni inégal, ni jeune ni vieux, et n’est pas situé dans le temps.
Considérons les raisonnements de Parménide partant de la première hypothèse. Selon ces raisonnements, d’une part, l’un doit être et ne pas être un tout, car étant un, il n’a pas de partie mais rien ne lui manque non plus. D’autre part, l’un doit être et ne pas être le même que lui-même, car étant donné que toute chose qui peut se mettre en comparaison avec l’un est aussi un en tant que quelque chose, l’un n’est donc différent de rien, mais comme le dit Parménide « Οὐχ ἥπερ τοῦ ἑνὸς φύσις, αὑτὴ δήπου καὶ τοῦ ταὐτοῦ. (139d2-3) » De même, avec la deuxième hypothèse « si l’un est tel, il a des parties » (142c9-d1), et que l’un et l’être sont des parties d’un tout, alors ce qui permet de les différencier est en dehors de l’un et de l’être (143b1-3). Comme pour la première hypothèse, l’un étant un, il exclut toute différenciation.
Les inférences dans ces raisonnements présupposent toutes une contradiction entre l’unité et la différenciation, ce qui fait que les rapports entre l’unité, la totalité et l’identité sont contradictoires. Autrement dit, une fois que la différenciation peut être introduite, alors tous ces raisonnements de Parménide déduisent ensuite l’opposition de celle-ci à l’unité, et excluent tout intermédiaire d’unité différenciée.
Schofield articule l’énoncé de Parménide « étant un, il n’est pas identique à lui-même » en expliquant l’identité comme étant la reconnaissance d’une qualité en tant que qualité du soi, et non pas simplement comme étant cette qualité. L’unité et l’identité sont certainement deux choses différentes. Si l’on reconnaît l’identité de l’un avec lui-même, alors ce n’est pas son unité qui nous permet de saisir cette identité, en revanche, c’est grâce à la reconnaissance de l’identité entre l’un et son unité, que l’un est identique à lui-même. Autrement dit, l’identité (ταὐτόν) exige une mise en rapport entre la chose et « son caractère identifiant[1] » comme le dit Schofield. C’est pour cela que, l’un, étant un, est simplement un et non pas identique à lui-même.
L’unité et l’identité sont donc les deux attributs nécessaires, comme le démontre Schofield, si l’on veut affirmer quoi que ce soit. Cependant, mise à part l’interdépendance entre l’unité et l’identité, on remarque en même temps un lien étroit entre l’identité et la différenciation. Dans cet argument de Parménide, l’un, étant un, n’est pas identique lui-même, car afin de reconnaître son identité, il faut différencier déjà l’un et son identité afin de les identifier l’un à l’autre. Autrement dit, même dans un rapport d’identité d’A=A, ce rapport identitaire ne peut pas être saisi sans une différenciation entre A et son soi-même qui rend A un A. L’unité d’une chose n’est donc pas un acquis immédiat, en revanche, à travers l’identification d’une chose à son caractère identifiant, une chose gagne son unité. Or, la thèse de Schofield néglige que l’identification nécessite la différenciation entre la chose et son soi-même, et l’unité est donc un résultat de la différenciation et la mise en rapport identitaire d’une chose et son soi-même.
Dans l’argument de Parménide qui affirme que l’un n’est pas différent de quelque chose de différent, on retrouve donc ce même rapport sous-jacent entre l’identité et la différenciation : « Il ne sera pas différent de quelque chose de différent, tant qu’il restera un ; en effet, ce n’est pas à ce qui est un qu’il convient d’être différent de quelque chose, mais à cela seul qui est différent de quelque chose de différent, et à rien d’autre. » (139c3-5)
Selon ce raisonnement, une chose n’est différente que quand elle ne partage aucune identité avec ce dont elle est différente. Or, afin d’établir ce rapport différencié entre l’un et un autre, l’autre, étant un autre, est nécessairement une unité comparable vis-à-vis de l’un, mais étant chacun une unité, l’un et l’autre sont mêmes, donc n’ont rien de différent. De plus, aucun rapport différencié ne peut être établi si les deux choses n’ont rien de comparable, et la commensurabilité exige déjà une certaine identité. De nouveau, la mise en contradiction entre l’identité et la différenciation conduit vers ce résultat où rien n’est identique à lui-même, rien n’est différent des autres.
Cette implication mutuelle de l’identité et de la différenciation peut être confirmée par la présence du Même (ταὐτόν) et de l’Autre (τό ἕτερον) dans le Sophiste, figurant les deux plus grands genres, qui participent l’un à l’autre mutuellement. Le Sophiste, comme un miroir du Parménide, manifeste le fondement d’une unité différenciée dans le reflet de la communauté des genres articulés par le Même et l’Autre. La participation du Même et de l’Autre dans le Sophiste s’opposant à la mise en contradiction de l’identité et de la différence du Parménide, le Sophiste nous permet de revenir aux critiques de Parménide contre les formes intelligibles, et de leur répondre, en indiquant dans quelle mesure il est possible que la forme intelligible reste identique à elle-même tout en acceptant la participation de nombreuses autres choses. Si l’être peut être une unité tout en étant différencié, alors un tout peut aussi garder son unité tout en étant différencié en parties. De même, l’unité d’une forme pourra rester intacte nonobstant sa participation aux multiples.
Ce projet s’attache à démontrer premièrement que les déductions absurdes dans le Parménide sont une conséquence nécessaire de la mise en contradiction de l’identité et de la différenciation, et deuxièmement, que l’être ne peut pas être saisi seulement en tant qu’unité différenciée, et enfin, que l’unité de l’être est articulée par l’identité, ainsi que par la différenciation.
Unity and differentiation of Being: 139b4-148d8 Plato’s Parmenides
Among all the demonstrations made by Parmenides in the second part of the dialogue, the deductions concerning two pairs of predicates – namely the relation between the one, the Whole and the parts, as well as identity (ταὐτόν) and difference (ἕτερον) – seem to reveal the cause that leads all these deductions to an absurd conclusion. In these series of deductions made from the first hypothesis “if it is one” (137b4), the one, having no part and not being a whole, neither figure, nor limit, nor extremity; the one is nowhere, and is neither moving nor at rest; the one is neither identical nor different in relation to itself and to others. It is therefore neither similar nor dissimilar, neither equal nor unequal, neither young nor old, and is not situated in the time.
Let us consider Parmenides’ reasoning from the first hypothesis. According to this reasoning, on the one hand, the one must be and not be a whole, because, being one, it has no part, but at the same time it has nothing missing either. On the other hand, the one must be and not be identical to itself; since anything that can be compared with the one is itself also one thing, the one is different from nothing. As Parmenides says, “Οὐχ ἥπερ τοῦ ἑνὸς φύσις, αὑτὴ δήπου καὶ τοῦ ταὐτοῦ. (139d2-3) Similarly, according to the second hypothesis of Parmenides, “if the one is as such, it has parts” (142c9-d1), and the one and the being are parts of a whole, then the difference that distinguishes the one and the being is a certain third thing other than the one and the being. (143b1-3) Just like the first hypothesis, the one by being one, it excludes all differentiation.
The inferences in this reasoning all presuppose a contradiction between unity and differentiation, putting the unity, the totality and the identity in a contradictory relation to each other. In other words, once differentiation can be introduced, all Parmenides’ arguments lead to the opposite of unity, and exclude any intermediates of differentiated unity.
Schofield articulates Parmenides’ statement “by being one, it is not identical to itself” by explaining identity as the recognition of a quality as the quality of its own, hence not just as being the quality. Unity and identity are certainly two different things. If we recognize that the one is identical to itself, then it is not its unity that allows us to grasp this identity. Besides, through the recognition of the identity between the one and its unity, the one is identical to itself. In other words, the identity (ταὐτόν) requires that one thing and “its identifying character”, as Schofield names it[2], be put into relation. That is why, the one, by being one, is simply one and not identical to itself.
Unity and identity are therefore the two necessary attributes as Schofield demonstrates, if one wants to assert anything. However, apart from the interdependence between unity and identity, we notice at the same time a close link between identity and differentiation. In this argument of Parmenides, the one, by being one, is not identical to itself, because, in order to recognize its identity, it is necessary to differentiate one and its identity for the purpose of identifying one with the other. In other words, even in an identical relation of A = A, this relation of identity cannot be grasped without a differentiation between A and what makes A an A. Hence, the unity of a thing is not something of which we can have immediate acquisition; rather, it can be grasped through the identification of a thing with its identifying character. However, Schofield’s thesis neglects the fact that identification requires the differentiation between the thing and its own self, and unity is thus a result of both differentiation and identification.
We can find the same relationship between identity and differentiation in Parmenides’ argument which claims that one is not different from something different: “It won’t be different from another, as long as it is one; for it is not proper to one to be different from something, but proper to different-from-another alone, and to nothing else.” (139c3-5)
According to this reasoning, one thing can be different from something else only when it shares absolutely no identity with what it is different from. Now, if we try to establish this differentiating relationship between one and the other, the other, by being the other, is necessarily a comparable unit in regard to the one. However, by being a unit for the both sides, one and the other are the same, and have nothing different accordingly. Moreover, no differentiating relationship can be established if two things are not comparable, and commensurability already requires certain identity as their common basis. Again, the contradiction between identity and differentiation leads to this result where nothing is identical to itself, and nothing is different from others.
This mutual implication between identity and differentiation can be confirmed by the presence of the Sameness (ταὐτόν) and the Difference (τό ἕτερον) in the Sophist, as the two greatest kinds, the Sameness and the Difference participate mutually one into the other. The Sophist, like a mirror of the Parmenides, manifests the foundation of a differentiated unity in the reflection of community of kinds articulated by the Sameness and the Difference. The participation of the Sameness and the Difference in the Sophist, opposing to the contradiction of the identity and the difference in the Parmenides, shades some new lights on the criticisms of Parmenides against the intelligible forms, by indicating to what extent it is possible for the intelligible form to remain identical to itself while accepting the participation of many other things. If being can be a unit while being differentiated, then a whole can also keep its unity while being differentiated into parts. Likewise, the unity of a form may remain intact, notwithstanding its participation in multiples.
This project seeks to demonstrate firstly that the absurd inferences in Parmenides are a necessary consequence if we make identity and differentiation into a contradictory relation, and secondly, that being can only be grasped as differentiated unity, and finally, that the unity of being is articulated by identity, as well as by differentiation.
[1] Malcolm Schofield, « Plato on Unity and Sameness », vol. 24 / 1, Cambridge University Press, 1974, p. 33‑45, p. 34.
[2] Malcolm Schofield, « Plato on Unity and Sameness », vol. 24 / 1, Cambridge University Press, 1974, p. 33‑45, p. 34.