La dialectique de Gorgias dans le Parménide de Platon
Le procédé développé par Platon dans la deuxième partie du Parménide a suscité étonnement et questions : sa structure aporétique et ses manquements en matière de distinctions et de définitions ne ressemblent pas à la dialectique platonicienne habituelle. Certains critiques ont essayé de comprendre cette étrangeté en renvoyant à une source d’inspiration : en particulier, Luc Brisson explique les aspects archaïques de l’argumentation par le fait que Platon reprenne les Éléates. Ce pourrait être attendu étant donné que Parménide est le principal protagoniste du dialogue et que Platon affirme s’inspirer de la méthode de Zénon pour la « gymnastique » qu’il développe dans la deuxième partie. Mon but est toutefois de révéler une source importante mais que Platon ne mentionne pas, à savoir Gorgias dans son traité Sur le Non-être. Dans ma présentation, je tirerai d’abord parti de parallèles textuels, déjà remarqués par des critiques comme Jaap Mansfeld et John Palmer, afin de montrer que Platon avait bien le traité de Gorgias à l’esprit lors de sa rédaction du Parménide. Je poursuivrai en montrant que la méthode et la démarche de Platon dans la seconde partie du Parménide est bien plus similaire à celle de Gorgias qu’à celle de Zénon. Enfin, je présenterai des remarques plus générales sur la « gymnastique » du Parménide et exposerai quelques points problématiques qui émergent de sa comparaison avec d’autres traités, en particulier le Sophiste et la République.
Je me concentrerai tout d’abord sur deux parallèles remarquables entre le Parménide de Platon, en particulier la première hypothèse, et Sur le Non-être de Gorgias. Je soulignerai que les trois thèses soutenues par Gorgias dans son traité, à savoir qu’il n’y a rien, qu’il n’y a pas de connaissance et qu’il n’y a pas de communication possibles, apparaissent à plusieurs reprises dans le Parménide, notamment en conclusion de la première hypothèse (141e-142a). De plus, Platon reprend l’argument de Gorgias qui prouve que l’être n’est nulle part en 138a-b (à comparer avec le résumé de Sur le Non-être par Sextus Empiricus en Adversus Mathematicos VII.69-70). Ces parallèles me permettent d’affirmer que Platon utilise Gorgias dans le Parménide, non comme adversaire, mais comme source d’inspiration pour sa démonstration dans la deuxième partie.
Deuxièmement, je montrerai que l’exercice platonicien de la deuxième partie du Parménide est inspiré par Gorgias. Platon affirme en 135d-136a qu’il suivra la méthode de Zénon, c’est-à-dire qu’il fera des déductions à partir d’une hypothèse. Ce raisonnement, comme dans le cas de Zénon, aboutit à des contradictions, et crée donc des paradoxes. La méthode de Gorgias est très semblable à celle de Zénon (il s’en est probablement inspiré) : tandis que Zénon montre que s’il y a plusieurs êtres, ils sont à la fois semblables et dissemblables, ce qui est impossible, Gorgias soutient que si l’être est, il n’est ni un ni multiple et ni éternel ni engendré, ce qui est aussi impossible. Cependant, Platon modifie la méthode de Zénon en ce qu’il l’applique non plus à une seule hypothèse, mais à toutes les hypothèses possibles sur un sujet. De ce point de vue, il se rapproche de Gorgias, qui lui aussi examine et réfute des hypothèses opposées : que le non-être est et que l’être est, que l’être est un et multiple… Cette différence n’est pas anecdotique mais change complètement le but des paradoxes : alors que Zénon les utilisait comme reductio ad absurdum pour démontrer la thèse opposée, à savoir que l’être est un (du moins selon Platon Parménide 128a-b), à la fois Gorgias et Platon montrent que chaque hypothèse aboutit à des contradictions, et qu’aucune d’entre elles ne se montre satisfaisante. Gorgias tire une conclusion explicite de cette démonstration, à savoir que rien n’existe ; je pense que plutôt que de soutenir un nihilisme, Gorgias essaye de montrer que l’ontologie éléate (et l’ontologie en général) mène nécessairement à des contradictions et doit par conséquent être abandonnée. Bien que Platon ne présente pas de conclusion de son long raisonnement de la deuxième partie du Parménide, je fais l’hypothèse qu’elle serait semblable à celle de Gorgias : non que l’ontologie en tant que telle est impossible, mais que l’ontologie à la manière éléate est destinée à échouer, et devrait être remplacée par un autre type d’ontologie, celle que Platon développe dans le Sophiste.
J’achèverai cet exposé en prenant en considération quelques problèmes concernant l’exercice proposé dans le Parménide, en particulier si on le compare avec les propos d’autres œuvres de Platon. En effet, ce dernier affirme que cet exercice est utile pour un jeune homme comme Socrate et nécessaire pour étudier les idées (135c-d). Cette méthode, qui aboutit à montrer que l’un est une chose et son contraire en même temps, est cependant, comme montré précédemment, semblable à celle de Gorgias et est de fait décrite comme sophistique dans le Sophiste (259d). Platon la rejette clairement dans cet ouvrage et affirme même dans la République (539b-c) qu’une telle démarche est nuisible à la jeunesse, qui est encline à contredire pour s’amuser et à devenir sceptique. Il semble donc qu’il y ait un conflit entre la méthode du Parménide et les prescriptions du Sophiste et de la République. Mon but ne sera pas de résoudre cette difficulté mais seulement de la développer. J’examinerai l’hypothèse que la phase sophistique de réfutation et de doute soit nécessaire au processus dialectique de construction d’une ontologie, en m’appuyant sur des passages de la République. Enfin, je mettrai en opposition deux conceptions possibles des apories sophistiques développées par Gorgias : soit, pour Platon, elles sont superflues et trompeuses, comme de nombreux passages du Sophiste et de la République le laissent entendre ; ou elles peuvent être utilisées pour rejeter une première conception naïve, comme celles des Éléates, avant de construire une nouvelle ontologie, comme c’est le cas, selon moi, dans le Parménide. La différence entre les apories de Gorgias et de Platon ne tient alors pas à leur méthode ou à leur contenu, mais au but dans lequel elles sont utilisées : selon Platon, les sophistes développent des contradictions par plaisir puéril de la réfutation, tandis qu’il les utilise pour tester des thèses, ce qui est la tâche du dialecticien.
Gorgias’s dialectic in Plato’s Parmenides
The process that Plato develops in the second part of the Parmenides has been an object of wonder and interrogations: its aporetic structure and its shortcomings in terms of distinctions and definitions do not resemble the standard Platonic dialectic. Some critics have tried to understand this strangeness by referring to some source of inspiration: in particular, Luc Brisson explains the archaic aspects of the argumentation through the fact that Plato would take over the Eleatics. This could be expected since Parmenides is the main protagonist of the dialog and Plato claims to be inspired by Zeno’s method for the “gymnastic” he develops in the second part. My aim is, however, to reveal an important but unmentioned source of Plato, i.e. Gorgias in his treatise On Not-Being. In my talk, I will first exploit some textual parallels, already noticed by critics like Jaap Mansfeld and John Palmer, in order to show that Plato has indeed Gorgias’s treatise in mind when writing the Parmenides. I will secondly go further by showing that Plato’s method and approach in the second part of the Parmenides is much more similar to Gorgias’s than to Zeno’s. Finally, I will make more general considerations on the “gymnastic” of the Parmenides and present some problematic issues that arise from its comparison with other treatises, in particular the Sophist and the Republic.
I will first focus on two remarkable parallels between Plato’s Parmenides, in particular the first hypothesis, and Gorgias’s On Not-Being. I will stress that the three theses supported by Gorgias in his treatise, i.e. that there is nothing, that there is no knowledge and that there is no communication possible, regularly appear in the Parmenides, most notably in conclusion of the first hypothesis (141e-142a). Moreover, Plato takes over the argument of Gorgias proving that being is nowhere in 138a-b (to be compared with Sextus Empiricus’s summary of On Not-Being in Adversus Mathematicos VII.69–70). These parallels allow me to claim that Plato is using Gorgias in the Parmenides, not as an adversary, but as a source of inspiration for his demonstration in the second part.
Secondly, I will show that Plato’s exercise in the second part of the Parmenides is inspired by Gorgias. Plato claims in 135d-136a that he will follow Zeno’s method, i.e. make deductions from a hypothesis. This reasoning, as in the case of Zeno, leads to contradictions, and therefore creates paradoxes. Gorgias’s method is very similar to Zeno’s (it is most likely inspired by it): while Zeno shows that if there are many things, they are both alike and unlike, which is impossible (Parmenides 127e), Gorgias argues that if being is, it is neither one nor many and neither eternal nor generated, which is also impossible. However, Plato changes Zeno’s method inasmuch as he applies it not to only one hypothesis but to every possible hypothesis on a topic. In this regard, he is closer to Gorgias, who also examines and refutes opposite hypotheses: that there is not-being and that there is being, that being is one and many… This difference is not anecdotal, but it changes completely the aim of the paradoxes: while Zeno’s used them as a reductio ad absurdum to demonstrate the opposite thesis, i.e. that being is one (at least according to Plato’s Parmenides 128a-b), both Gorgias and Plato show that every hypothesis leads to contradictions, and none of them is proved satisfactory. Gorgias draws an explicit conclusion from this demonstration, i.e. that nothing exists; I think that rather than defending nihilism, Gorgias tries to show that the Eleatic ontology (and ontology in general) necessarily leads to contradictions and should therefore be abandoned. Even though Plato does not present a conclusion to his long reasoning in the second part of the Parmenides, I make the hypothesis that it would be similar to the one of Gorgias: not that ontology as such is impossible, but that the Eleatic kind of ontology is doomed to fail, and should be replaced by another kind of ontology, i.e. the one that Plato develops in the Sophist.
I will end this presentation by considering some issues on the exercise proposed in the Parmenides, especially when compared with the claims in other works of Plato. For Plato says that this exercise is useful for a young person (as Socrates is) and necessary for studying the ideas (135c-d). This method, which leads to show that the one is one thing and its contrary at the same time, is, however, as previously shown, similar to the one of Gorgias, and is indeed described as sophistic in the Sophist (259d). Plato rejects it strongly in this work and even claims in the Republic (539b-c) that such an approach is harmful for the youth, which tends to make a game of contradicting and turn sceptical. There seems therefore to be a conflict between the method of the Parmenides and the prescriptions of the Sophist and the Republic. My aim will not be to solve this difficulty but only to develop it. I will examine the hypothesis that a sophistic phase of refutation and doubt could be necessary for the dialectical process of building an ontology, by using some passages of the Republic. Finally, I will confront two possible conceptions of the sophistic apories developed by Gorgias: either, according to Plato, they are superficial and misleading, as many passages of the Sophist and the Republic seem to indicate; or they can be used to reject a first naïve conception, like the Eleatic one, before building a new ontology, as it is the case, according to me, in the Parmenides. The difference between Gorgias’s apories and Plato’s lies then not in their method or content, but in the aim from which they are used: according to Plato, the sophists make contradictions for the childish pleasure of refuting, while he uses them to put theses to a test, which is the job of the dialectician.