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Diakrisis et Sugkrisis dans le Parménide

L’un des intérêts du Parménide est d’offrir un témoignage sur la langue platonicienne de la participation concernant le couple de contraires diakrisis/sugkrisis. Hérité de la physique, ce couple est employé par Platon pour désigner la dialectique non sans une certaine hésitation sur laquelle je voudrais m’interroger.

Dans la première partie du Parménide, la séparation ou non-participation est assimilée à ce qu’exprime le verbe « διακρίνεσθαι » (être discriminé, distingué, dissocié) comme en témoigne le passage consacré à l’aporie posée au niveau des Formes (ἐν αὐτοῖς τοῖς εἴδεσι, 129e2-3). Ce verbe s’oppose à « συγκεράννυσθαι » (être confondu, 129e2), un verbe assimilable à sugkrinein comme en témoigne par exemple le Sophiste (243b5-6).

Ce passage du Parménide retient l’attention en raison de son contexte : il concerne l’expression « entrelacée en tous sens (παντοδαπῶς πλεκομένην », 130a1), dans laquelle on reconnaît la métaphore tisserande (la sumplokè) employée pour décrire la dialectique dans le Sophiste. Cette métaphore ressurgit dans le paradigme du tissage du Politique en relation explicite avec le couple συγκριτική/διακριτική (282b7), désignant les deux techniques fondamentales dont relèvent la technique de la torsion et de l’entrelacement (στρεπτικόν τὸ δὲ συμπλεκτικόν, 282d5), et le  cardage, de sorte que la sumplokè est ici assimilée à la sugkritikè. Assimilation étonnante, parce que si dans le Philèbe, diakrinein est employé pour désigner une partie de la dialectique, Platon y évite le mot sugkrinein. Mais le Philèbe fournit peut-être une piste pour expliquer cette réticence. En effet, deux occurrences du verbe diakrinein concernent l’une le discernement dans l’analyse des mélanges de plaisirs et de douleurs (46b4), à savoir le fait d’examiner séparément (κρίνειν … χωρίς 20e1), ou encore un à un (kαθ’ ἓν ἕκαστον, 65b6), l’autre occurrence correspondant à la partie de la dialectique qui saisit les êtres toujours identiques à soi (περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ ὄντως καὶ τὸ κατὰ ταὐτὸν ἀεὶ, 58a2-3), autrement dit la partie séparatrice et discriminatrice de la dialectique qui correspond, dans le paradigme du tissage du Politique, au cardage. Cette partie de la dialectique est examinée aussi dans le Sophiste : L’Etranger montre que la diacritique mérite le nom de technique (226c8) de purification capable de séparer le meilleur du pire (226d1, 6, 9, 231b9) et le genre anonyme qui sépare le semblable du semblable (ὅμοιον ἀφ’ ὁμοίου, 226d2-3). Or la dialectique du Philèbe ne s’arrête pas à la discrimination puisqu’elle doit aussi mélanger, selon l’image orphique bien connue des « sources » (κρῆναι, 61c5), à savoir des ingrédients caractérisés par leur différence et non des éléments indifférenciés (61d1). Cela est confirmé par le Sophistediakrinein ne revient pas simplement à séparer les genres, mais à distinguer (διακρίνειν) selon chaque genre (κατὰ γένος), ceux qui communiquent ou non (κοινωνεῖν ἕκαστα δύναται καὶ ὅπῃ μή, 253e1-2). De même dans le Timée, l’opération de la discrimination est le préalable pour toute opération de mélange : quand le démiurge veut fabriquer la moelle, il doit d’abord séparer les triangles de leur genre propre (séparer les triangles qui donnent la terre de ceux du feu, etc.) pour pouvoir les mélanger en summetria et confectionner la panspermie (73b6-c3). Un tel vocabulaire correspond parfaitement à celui du Philèbe, où ce qui constitue la seconde opération complémentaire de la dialectique n’est pas désigné par le terme sugkrisis, mais par le mélange (μεῖξις), que désignent les formes du verbe συμμειγνύναι, ce qu’on pourrait appeler plus adéquatement le « co-mélange ».

La question est alors de comprendre pourquoi la sumplokè est assimilée à une sugkritikè dans le Politique et le Parménide. Ces dialogues ne sont-ils pas généralement considérés comme étant à l’extrême opposé l’un de l’autre dans l’évolution de la pensée de Platon ? Faut-il se contenter de mettre la réponse à cette question sur le compte de l’absence de terminologie scientifique fixe de Platon ?

L’examen du terme sugkrisis dans ces dialogues montre qu’il est réservé à la physique. Dans la seconde partie du Parménide, lors du passage mutuel de l’un au multiple, diakrisis est le contraire de « συγκρίνεσθαι » (être associé, condensé, 156b5). Et l’Etranger recourt à ce couple dans le Sophiste (243b5-6) pour qualifier l’entreprise des physiciens qui font « devenir plusieurs » ou « un ou deux » et le chaud en froid.

Cet usage physique est confirmé dans le Timée où le couple est exclusivement réservé aux phénomènes du monde physique, que ce soit au plan macroscopique (structure de la sensation, la vue, 67d6); ou au plan microscopique (structure géométrique des quatre éléments, les relations des triangles ; la division et la condensation des particules, 58b7 ; poussée circulaire qui produit associations et dissociations de particules, 80c5, etc.). De même dans les Lois, au plan macroscopique, le couple opère au niveau des mouvements des corps, (897a6). (cependant, nous le verrons, avec uniquement sugkrisis en 893e2-5).

Or, dans le Philèbe l’unique occurrence du couple συγκρίσίς / διακρίσις, 42c10) a pour contexte la détérioration de la nature qui entraîne la douleur. Il n’y a aucune autre occurrence de sugkrisis dans le Philèbe, comme pour suggérer que la sugkrisis n’est que l’inverse trop symétrique d’une opération qui conduit à la destruction. Elle ne fait qu’associer et condenser des choses séparées comme dans un tas. Ainsi, lors de la dissociation (« διάλυσις », 32a1) des humeurs, c’est encore διάκρισις qui est synonyme de dissociation explicitement opposée à l’harmonie (31d4). On se croirait dans les descriptions des blessures du Timée (le feu entaille nos corps, 61d7) et des maladies (la désintégration de la chair, 67 d 6 ; 83e5).

Mais la diakrisis du Philèbe est opposée à la coagulation ou congélation (πῆξις) due au froid (32a7), mots synonymes de sugkrisis  dans le Timée (πηγνύμενον est employé synonymiquement avec συγκριθὲν, 49b7-c3). Et lors de la secousse de la khôra, les quatre genres (le feu, l’eau, la terre, l’air) sont séparés (διακρινόμενα) d’un côté et de l’autre comme les grains dans un crible ou un van (52e7) : ce qui est raréfié et léger va vers le haut et ce qui est dense et lourd va vers le bas (52e-53b). En effet, dans le Sophiste, διακρίνειν est synonyme de filtrer (διηθεῖν), tamiser (διαττᾶν) (226b5-6). Au lieu d’user du verbe correspondant à l’opération inverse, la sunkrisis, Timée use du verbe compresser « συνωθεῖν » (Timée 53a6) qui constitue un degré plus fort qu’une simple condensation (sugkrisis).

Or, il convient de noter que, dans le Parménide, pour qualifier la méthode de Parménide et Zénon au plan des choses visibles (ὥσπερ ἐν τοῖς ὁρωμένοις), Socrate se contente de dire « διήλθετε » (130a1), en reprenant le verbe réservé au parcours détaillé qui caractérise selon lui la méthode de Parménide et Zénon (136e2). Ce vocabulaire qui renvoie traditionnellement au catalogue ou à la liste doit être mis en relation avec l’importance du mot pân, qui est vraisemblablement le sujet sous-entendu de l’ensemble des hypothèses de la deuxième partie du Parménide, dont le Sophiste montre qu’il caractérise la pensée de Parménide et dont le Philèbe montre qu’il ramasse en les confondant toutes choses (61d1), autrement dit réalise une sugkrisis.

La sugkrisis ne serait-elle pas alors la trace d’un résidu méréologique de la pensée de Parménide sur celle de Platon ? C’est à répondre à cette question que sera consacrée notre contribution.

Diakrisis and Sugkrisis in the Parmenides

One benefit of the Parmenides is to offer an investigative trail about Plato’s primitive language of participation,  concerning a pair of opposites diakrisis and sugkrisis. Inherited from physics, this couple is used by Plato to designate dialectics but not without some hesitation.

In the first part of the Parmenides, separation or non-participation is assimilated to what is called “διακρίνεσθαι” (to be discriminated, distinguished, dissociated) as evidenced by the passage dedicated to the aporia of the Forms (ἐν αὐτοῖς τοῖς εἴδεσι, 129e2-3). This verb is used as the opposite of “συγκεράννυσθαι” (to be confused, 129e2), a verb assimilable to sugkrinein as evidenced for example by Sophist 243b5-6. This passage of the Parmenides holds the attention because of its context: it concerns the wish of Socrates to find a solution to the aporia of the mixture of the forms, about which he uses the expression “intertwined in all directions (παντοδαπῶς πλεκομένην, 130a1), in which we recognize the weaver metaphor used to describe the dialectic in the Sophist, sumplokè. This metaphor resurfaces in the paradigm of the weaving of the Politics in an explicit relation with συγκριτική and διακριτική, (282b7), that is to say the two fundamental techniques of which the technique of torsion and interlace (στρεπτικόν τὸ δὲ συμπλεκτικόν, 282d5), and of carding, with the result to identifying sumplokè to sugkritikè. An astonishing assimilation, because, if in the Philebus, diakrinein is used to designate a part of the dialectic, Plato avoids using the word sugkrinein. But the Philebus provides a track to explain this reluctance. Indeed, one of the two relevant occurrences of diakrinein concerns discernment in the analysis of mixtures of pleasures and pains (46b4), namely the fact of examining separately (κρίνειν … χωρίς 20e1), or one by one (kαθ’ ἓν ἕκαστον, 65b6), the other occurrence corresponding to the part of the dialectic which grasps the being always identical to itself (περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ ὄντως καὶ τὸ κατὰ ταὐτὸν ἀεὶ, 58a2-3), in other words the separating and discriminatory part of dialectics which corresponds, in Plato’s Statesman to carding in the paradigm of weaving. This part of dialectics is also mentioned in the Sophist: The Stranger shows that Diacritikè deserves the name of a purifying technique (226c8), capable of separating the best from the worst (226d1, 6, 9, 231b9) and the like from the like (226d2-3). Now in the Philebus, dialectics do not stop at discrimination since it must, according to a well-known Orphic image, mix “the sources” (κρῆναι, 61c5), namely ingredients characterized by their difference, and not mere undifferentiated elements (61d1). This is confirmed in the Sophist where diakrinein does not mean to separate the genera, but to distinguish (διακρίνειν) according to each genus (κατὰ γένος), those who communicate and those that do not (κοινωνεῖν ἕκαστα δύναται καὶ ὅπῃ μή, 253e1-2). Similarly in the Timaeus, the operation of discrimination is the prerequisite for any mixing operation: when the demiurge wants to make the marrow, he must first separate the triangles of their own kind (separate the triangles that give the earth of those of the fire etc.) to be able to mix them in summetria (73b6-c3). Such a vocabulary perfectly corresponds to that of the Philebus, where it is the mixture (μεῖξις) that the forms of the verb συμμειγνύναι refer to, more appropriately called the “co-mixture” which constitutes the second complementary operation of the dialectic and not what the word sugkrisis means.

The question then is to understand why sumplokè is assimilated to sugkritikè in the Statesman and the Parmenides. Are not these dialogues generally considered to be at the opposite of each other in the evolution of Plato’s thought? Is it enough to put the answer to this question on the account of Plato’s lack of a fixed scientific terminology?

A look on the term sugkrisis in Plato’s Dialogues shows that it is reserved to physics. In the second part of the Parmenides, concerned with the mutual passage from one to many, diakrisis is the opposite of “συγκρίνεσθαι” (to be associated, condensed, 156b5). And the Stranger resorts to this couple in the Sophist (243b5-6) to qualify the physicists’ way of explaining how many comes out of one, and how heat turns into cold.

This physical use is confirmed in the Timaeus where the couple is exclusively reserved for the phenomena of the physical world, whether macroscopically (the structure of sensation, sight, 67d6); or at the microscopic level (the geometrical structure of the four elements, the relations of the triangles, the division and the condensation of the particles, 58b7; the circular thrust which produces associations and dissociations of particles, 80c5, etc.). Likewise in the Laws, at the macroscopic level (the movements of the bodies, 897a6), with only sugkrisis occurring for some reason in 893e2-5).

Now, in the Philebus, the unique occurrence of the pair συγκρίσίς / διακρίσις (42c10) occurs in a context of deterioration of nature that causes pain. There is no other occurrence of sugkrisis in the Philebus, so as to suggest that sugkrisis is only the symmetrical inverse of an operation that leads to destruction. It only associates separate things as in a pile. Thus, during the dissociation (διάλυσις, 32a1) of moods, διάκρισις is explicitly opposed to harmony (31d4). The same happens in the Timaeus’ descriptions of wounds (such as the fire cutting out our bodies, 61d7) or diseases (for instance the disintegration of the flesh, 67d6; 83e5).

But one must notice also that, in the Philebus, the diakrisis is opposed to coagulation or freezing (πῆξις, 32a7), words synonymous with sugkrisis in the Timaeus (πηγνύμενον is used synonymously with συγκριθὲν, 49b7-c3). And during the shaking of the khôra, the four genera (fire, water, earth, air) are separated (διακρινόμενα) from one side and the other like grains in a sieve or a van (52e7): what is rarefied and light goes up and what is dense and heavy goes down (52e-53b). Indeed, in the Sophist, διακρίνειν is synonymous with filtering (διηθεῖν), sift (διαττᾶν) (226b5-6). Instead of using the verb corresponding to the inverse operation, sunkrisis, Timaeus uses the verb compress “συνωθεῖν” (Timaeus, 53a6) which constitutes a higher degree of condensation (sugkrisis).

Now, it should be noticed that in the Parmenides, to qualify the method of Parmenides and Zeno in the field of visible things (ὥσπερ ἐν τοῖς ὁρωμένοις), Socrates is content to say διήλθετε (130a1), taking again the verb reserved for characterizing Parmenides’ and Zeno’s method (136e2). This vocabulary, which traditionally refers to catalogs or lists, must be related to the word Pan, presumably the subject implied by all the hypotheses of the second part of the Parmenides, a word of which the Philebus shows that it means picking up things by confusing them all (61d1), making in other words a sugkrisis of everything.

Would not sugkrisis then be the verbal trace of a mereological residue of Parmenides’ thought on Plato’s? That is the question our contribution will be devoted to answer.

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