En tant que dans le Parménide
L’opérateur qua permet d’indiquer sous quel rapport quelque chose est dit de quelque chose d’autre ; il peut être exprimé par exemple par le datif grec ᾗ ou l’expression française « en tant que » (voir Bäck: 1996). Dans sa somme consacrée aux propriétés logiques de cet opérateur, Allan Bäck commence par les Premiers Analytiques d’Aristote et mentionne à peine Platon. Cette omission s’accorde avec l’interprétation de commentateurs comme Grégory Vlastos qui estiment que le type de rapports introduit par l’opérateur en tant que est tout simplement incompatible avec les Formes platoniciennes : puisque une Forme F est supposée être toujours F et jamais non-F (voir, par exemple, Banquet 211a), on voit mal en effet comment elle pourrait être dite F sous un certain rapport et non-F sous un autre (Vlastos : 1981). Même dans le Sophiste où Platon soutient que les Formes sont stables car elles sont objets de connaissance (249b-c), il ne dit jamais que le Changement est stable en tant qu’il est un Forme. Dans cette optique, Platon semblerait complètement ignorer la possibilité d’appliquer l’opérateur en tant que aux Formes. Mon objectif dans cette intervention est de démontrer la fausseté de ce diagnostic en ce qui concerne le Parménide. Dans la première partie (1), je chercherai à rassembler des preuves textuelles indiquant que Platon applique l’opérateur en tant que à la Forme de l’Un dans le seconde chaîne déductive résultant de l’hypothèse « si l’Un est » (DII) (sur l’Un comme Forme dans le Parménide, voir Walker : 1938 ; pour une interprétation opposée, voir Brisson : 1994). Dans la seconde partie (2), j’interpréterai ces preuves et expliquerai la fonction de l’en tant que dans la seconde moitié du dialogue (135d-166c).
(1) Le résultat de la seconde chaine déductive résultant de l’hypothèse « si l’Un est » (142b-155e) consiste à montrer que l’Un tout à la fois est F est con-F pour une série de valeurs de F (où con-F désigne la propriété contraire de F ; pour cette terminologie, voir Rickless : 2007). Je me concentrerai particulièrement sur trois arguments de cette chaine déductive. Dans le premier (a), Parménide montre que l’Un est en soi et en autrui (145b-e). L’argument, dont j’exposerai en détail la logique dans ma présentation orale, repose sur le fait que Parménide a montré antérieurement en DII que l’Un possède des parties et est un tout (142c-d) et que différentes conceptions de la relation entre tout et parties sont en concurrence dans DII (voir Harte : 2002). Ainsi, en tant que (Ἧι, 145e3) tout distinct de ses parties, l’Un n’est pas en soi et est donc en autrui. Cependant, en tant que (ᾗ, 145e4) totalité des parties identique au tout, l’Un est en soi. Dans le second argument (b)(147c-148d), Parménide soutient que, puisque l’Un et les autres sont différents l’un de l’autre, ils sont affectés de la même façon (par la Différence). Mais être affecté de la même façon n’est rien d’autre qu’être semblable à quelque chose. Par conséquent, en tant que (Ἧι, 148a4) l’Un et les autres sont différents, ils sont semblables l’un à l’autre. Cependant la Différence est le contraire de l’Identité. Donc, ce qui est identique est dans une condition contraire à ce qui est différent. Comme ce qui est différent est semblable (comme on vient de le montrer), ce qui est identique est dissemblable. Or Parménide a montré un peu plus tôt que l’Un est identique aux autres (146d-147b). Il s’en suit donc qu’en tant que (Ἧι, 148b3) l’Un est identique aux autres, il leur est dissemblable. (Cet argument est suivi d’un appendice que j’explorerai davantage lors de ma présentation). Le troisième argument (c) (154a-155c) présuppose que l’Un est plus vieux que les autres (153a-b). Puisque la différence entre deux termes demeure constante quand une quantité égale leur est ajoutée ((a + m) – (b+ m) = a – b, appelons cette relation « R1 »), l’Un ne devient ni plus vieux ni plus jeune que les autres quand une quantité égale de temps leur est ajoutée. Mais, puisque d’autre part, le rapport entre deux termes a et b, où a est plus grand que b, diminue lorsqu’une quantité égale leur est ajoutée (si a>b, alors (a+m): (b+m) < a:b, appelons cette relation « R2 » ; voir Allen: 1983), l’Un devient plus jeune que les autres et les autres deviennent plus vieux que l’Un quand une quantité égale de temps leur est ajoutée. Autrement dit, qua R1, l’Un ne devient pas plus jeune que les autres, mais qua R2, il devient plus jeune qu’eux (cf. les deux ᾗ en 155b4-c4). Ce dernier cas est sans doute légèrement plus complexe que les deux précédents puisque les rapports selon lesquels les prédicats « plus jeune » et « plus vieux » sont attribués (ou non) à l’Un sont eux-mêmes des relations mathématiques. On notera également qu’ici l’opérateur en tant que s’applique aussi aux autres (et donc, peut-être, aux autres Formes). Dans tous les cas, les arguments (a)-(c) démontrent que l’opérateur en tant que est bien appliqué à l’Un dans la seconde moitié du Parménide. Voyons à présent la fonction de cet opérateur.
(2) Il existe au moins deux approches concurrentes pour interpréter le sens général de la seconde moitié du Parménide (voir Gill: 2012). Pour certains commentateurs, les différentes chaînes déductives présentent de véritables antinomies. Par exemple, il y a un conflit direct entre la première chaîne déductive (137c-142a), selon laquelle si l’Un est, alors il est ni F ni con-F pour un certain nombre de valeurs de F, et la seconde chaîne déductive selon laquelle si l’Un est, il est à la fois F et con-F pour ces mêmes valeurs. Ces antinomies auraient pour fonction de faire prendre conscience au lecteur (ou à Socrate ou à un Platon plus jeune) de la nécessité d’abandonner certaines présuppositions au sujet des Formes (Rickless : 2007) ou de l’Un comme sujet de prédications (Ryle : 1939). D’autres commentateurs (« non-antinomistes ») estiment au contraire que le conflit opposant les différentes chaînes déductives n’est qu’apparent et qu’il est neutralisé lorsque l’on prend conscience que les différentes chaînes déductives ne portent pas sur le même sujet (cf. l’approche néoplatonicienne) ou que les prédicats F et con-F qui sont attribués – ou non – à l’Un le sont tantôt d’un point de vue définitionnel (pros heauto) tantôt du point de vue de la prédication ordinaire (pros ta alla) (voir Meinwald : 1991). Cependant, pour être véritablement couronnée de succès, la stratégie non-antinomiste se doit de dissiper non seulement les conflits entre les différentes chaînes déductives, mais aussi ceux survenant au sein même d’une chaîne déductive donnée (Peterson: 1996). Il est en effet impossible pour l’Un d’être à la fois F et con-F sans violer le principe de non-contradiction. Cependant, comme le montre ma première partie pour certaines valeurs de F au moins, ce n’est pas en tant que la même chose que l’Un est F et con-F. L’opérateur en tant que apparaît donc comme un outil puissant permettant de désamorcer les contradictions apparentes au sein d’une chaîne déductive de la seconde moitié du dialogue. En ce sens, mon intervention permet un pas supplémentaire vers une lecture totalement non-antinomiste de la seconde moitié du Parménide.
Qua operator in the Parmenides
Qua connectives or operators are the devices that enable to focus on the respect according to which something is said of something else; they are indicated by linguistic expressions such as the Greek dative ᾗ or the English ‘in so far as’ (see Bäck: 1996). In his impressive monograph on the logical properties of qua connectives, Allan Bäck starts with Aristotle’s Prior Analytics and says almost nothing about Plato. In omitting Plato from his story, he is in line with scholars like Gregory Vlastos who argue that Plato’s Forms are simply incompatible with the type of qualifications introduced by qua connectives: since the Form of F-ness is always F and never not-F (see e.g. Symposium 211a), how could we say, for instance, that F is F in some respects, but not-F in others (Vlastos: 1981)? Even in the Sophist where Plato argues that Forms are stable because they are objects of knowledge (249b-c), Plato never explicitly says that Change rests qua Form or insofar as it is a Form. He seems to ignore altogether the possibility to apply qua connectives to Forms. In this talk, I argue that this diagnosis is not correct for the Parmenides. In the first part (1), I gather textual evidence in order to prove that Parmenides applies the qua operator to the Form of the One in the second Deduction (DII) of his exercise (for the One as a Form in the Parmenides, see e.g. Walker: 1938; for an opposite view, see Brisson: 1994). In the second part (2), I interpret my textual evidence and explain the function of qua connectives in the overall strategy of the second part of the dialogue.
(1) On any interpretation, the outcome of DII (142b-155e) is that, if the One is, it is both F and con-F for various values of F (where con-F is the property contrary to being F, see Rickless: 2007 for the terminology). I will focus particularly on three arguments. In the first (a), Parmenides argues that the One is both in itself and in others (145b-e). This argument, whose complicated logic I will unpack in my presentation, relies on the fact that Parmenides showed earlier in DII that the One has parts and is a whole (142c-d) and that different views of the relationship between wholes and parts are competing in DII (see Harte: 2002). Taken as (Ἧι, 145e3) a whole different from its parts, the One is not in itself and therefore is in another; but taken as (ᾗ, 145e4) all the parts identical with the whole, the One is in itself. In the second argument that interests me (b) (147c-148d), Parmenides argues that since the One and the others are both different, they are affected in the same way (by Difference). But being affected in the same way is being like each other. So, insofar as (Ἧι, 148a4) the One and the others are different, they are like each other. Now Difference and Identity are opposite. So what is different is in an opposite condition to what is identical. Since being different from something is being like this thing (as it has just been shown), being identical to something is being unlike this thing. But Parmenides showed prior to (b) that the One is identical to the others (146d-147b). Therefore in so far (Ἧι, 148b3) as the One is identical to the others, it is unlike them. (This argument has a coda that complicates the matter but I leave it for my oral presentation). The third argument (c) (154a-155c) builds on the fact that the One has proved to be older than the others (153a-b). Since the difference between two terms remains constant when an equal quantity is added to them ((a + m) – (b+ m) = a – b, call this ‘R1’ for Relation 1), the One does not become older or younger than the others when an equal quantity of time is added to both of them. Since, on the other hand, the ratio between two terms a and b, where a is greater than b, decreases when an equal quantity is added to them (if a>b, then (a+m): (b+m) < a:b, call this ‘R2’ and see Allen: 1983 for discussions), the One becomes younger than the others and the others older than the one when an equal quantity of time is added to them. So qua R1, the One does not become younger than the others, but qua R2, it does (see the two ᾗ at 155b4-c4). This case is slightly more complicated than the two first, because the respects according to which the predicates ‘younger’ or ‘older’ are attributed or not attributed to the One are themselves mathematical relationships. Note also that, here, the qua operator holds for the others as well (perhaps, then, the other Forms). In any case, (a)-(c) offer ample evidence that the qua connectives are applied to the One in DII of the Parmenides. Let us now turn to the interpretation of the role of these connectives.
(2) There are (at least) two competitive approaches for understanding the overall meaning of Parmenides’ second half (see Gill: 2012). Some scholars consider that the opposing deductions about the One present real antinomies. For instance, there is a direct conflict between the First Deduction (137c-142a), according to which if the One is, then it is not F and not con-F for various values of F, and the second Deduction according to which if the One is, it is both F and con-F for the same values of F. These antinomies would then force the reader (or Socrates or a younger Plato) to give up specific assumptions about the Forms (Rickless: 2007) or about the One as a subject of predication (Ryle: 1939). Other scholars (call them the ‘non-antinomists’) think that the conflicts between opposing deductions are merely apparent. They argue that these conflicts can be neutralized once we realized either that the subjects of the different conflicting deductions are not the same (it is the Neo-Platonists’ approach) or that the many values of F and con-F are attributed (or not attributed) to the One sometimes from a definitional point of view (pros heauto) sometimes from the point of view of ordinary predication (pros ta alla) (see Meinwald: 1991). Nevertheless, in order to be completely successful, the strategy of the non-antinomists must not only show that the conflicts between the deductions are only apparent, but also that the conflicts inside a given deduction are only apparent (see Peterson: 1996). It is indeed impossible without violating the law of non-contradiction for the One to be both F and con-F as it is supposed to be the case in DII. However, as my first part shows, for some values of F and con-F at least, it is not qua the same thing that the One is F and con-F. It then turns out that the qua operator is a powerful tool for dissolving apparent contradictions inside a deductive chain of the second part of the Parmenides. For this reason, my talk will contribute to an overall non-antinomist reading of the Parmenides’ second half.
Works cited in successive order/Indications bibliographiques par ordre d’apparition
Bäck, Allan. On Reduplication: Logical Theories of Qualification. Leiden/New York/Köln:
Brill, 1996.
Vlastos, Gregory. “The ‘Two-Level Paradoxes’ in Aristotle.” In Platonic Studies, 323-334.
Princeton: Princeton University Press, 2nd ed. 1981.
Walker, Merle. “The One and many in Plato’s Parmenides.” Philosophical Review 47 (1938):
488-516.
Brisson, Luc. Parménide. Traduction inédite, introduction et notes. Paris : GF-Flammarion, 1994.
Rickless, Samuel. Plato’s Forms in Transition: A Reading of the Parmenides. Cambridge:
Cambridge University Press, 2007.
Harte, Verity. Plato on Part and Whole: The Metaphysics of Structure. Oxford: Oxford
University Press, 2002.
Allen, Reginald. Plato’s Parmenides: Translation and Analysis. Minneapolis: University of
Minnesota Press.
Gill, Mary Louise. Philosophos: Plato’s Missing Dialogue. Oxford: Oxford University Press,
2012.
Ryle, G. “Plato’s Parmenides.” Mind 48 (1939): 129-151, 302-325.
Meinwald, Constance. Plato’s Parmenides. New York/Oxford: Oxford University Press, 1991.
Peterson, Sandra. “Plato’s Parmenides: A principle of Interpretation and Seven Arguments.”
Journal of the History of Philosophy 34 (1996): 167-192.