Socrate en devenir. L’évolution spirituelle de Socrate comme clé herméneutique du Parménide
Le Parménide est le texte qui, plus que tout autre, force le lecteur à interpréter activement et à se demander ce qui constitue une bonne interprétation d’un dialogue platonicien. Il a donné lieu à plusieurs styles de lecture: métaphysique, logique, et plus récemment cosmologique. Un critère plus fondamental consiste à distinguer les interprétations soucieuses de complétude et d’exactitude (respectant la cohérence interne du texte) des interprétations que l’on pourrait qualifier de ‘créatrices’ (lectures d’inspiration néo-platonicienne ou analytique exploitant les ressources philosophiques du texte de façon plus libre). Aussi stimulantes soient-elles, ces interprétations sont ‘atrophiantes’ en ce qu’elles tendent à privilégier une partie du texte au dépend du tout. Ma communication repose sur la conviction qu’une interprétation claire et cohérente du Parménide – dans son entier— est accessible et doit être privilégiée.
Deux éléments sont essentiels pour comprendre le dialogue comme tout unifié. Du point de vue narratif, il faut saisir la nature de la relation qui s’établit entre Parménide et Socrate. Il faut aussi pouvoir expliquer pourquoi leur échange semble si important que deux personnes au moins ont cru bon de le mémoriser, à la manière de livres vivants.[1] Du point de vue argumentatif, il faut surtout montrer comment la seconde partie du Parménide est liée à la première. Ces critères requièrent un déplacement de l’attention au niveau textuel. Alors que la plupart des commentateurs sont absorbés par les deux parties argumentatives du dialogue (la critique des Formes, la série de déductions liées aux huit hypothèses), la clé herméneutique ouvrant l’accès à ces parties réputées obscures se trouve ailleurs : dans le prologue et, surtout, dans la ‘section de transition’ reliant ces deux parties.[2] Ce changement d’orientation révèle que le thème unifiant du Parménide n’est pas métaphysique, logique ou cosmologique mais bien plutôt psychologique. Platon y dépeint le jeune Socrate à un moment critique de son développement spirituel, guidé par un vieux Parménide jouant ici le rôle d’expert pédagogue.[3]
1- Parménide pédagogue : observation, réfutation, conseil, exercice, exemple
Je commencerai par passer en revue les diverses phases et méthodes de la pédagogie philosophique pratiquée par Parménide. (a) Observation. Fait rarement noté, Parménide a soumis le jeune Socrate à une évaluation avant d’entrer en dialogue avec lui.[4] Il a observé non seulement son discours, mais ses motivations; les dispositions psychologiques de son interlocuteur ne lui sont pas inconnues. (b) Réfutation. L’examen critique auquel Parménide soumet les Formes les vise moins elles, que la solidité du savoir qu’en détient Socrate. Cette orientation personnelle de l’examen, qui en révèle la visée pédagogique, devient manifeste dans la section de transition lorsque Parménide encourage Socrate à persister dans son souci des Formes malgré l’embarras dans lequel sa critique l’a plongé.[5] (c) Conseil. Cette ‘purification’ causée par la réfutation ouvre la voie à l’étape du conseil. Parménide invite Socrate, moins suffisant qu’il ne l’était durant ses attaques envers Zénon, à prendre soin de lui-même en se soumettant à un entraînement.[6] (d) Exercice. Parménide décrit cet entraînement comme une routine intellectuelle comportant huit figures. Pour toute entité que l’on pose comme existante, il faut examiner ce en qui résulte pour l’entité 1) prise isolément, 2) considérée en rapport avec ses autres, puis considérer 3) ces autres dans leur rapport avec l’entité, 4) ces autres dans leur rapport à eux-mêmes. On reprend ensuite chacune de ces quatre figures en niant l’existence de l’entité.[7] (e) Exemple. La méthode d’enseignement choisie est mimétique. Parménide offre une démonstration à la manière d’un maître de gymnastique qui exécuterait lui-même une routine en face d’un apprenti gymnaste. C’est ce qu’on trouve dans la seconde partie du dialogue. L’entité choisie par Parménide comme objet d’exercice est sa thèse concernant l’unité du tout (137b, cf. 128a), mais il s’agit d’un exemple. Socrate devra ensuite accomplir le même type d’exercice avec son propre objet privilégié : les Formes.[8] Dans cette perspective pédagogique, le lien entre les deux parties argumentatives du dialogue est clair.
2- Objectif pédagogique de l’entraînement
La métaphore gymnique n’est toutefois pas parfaitement limpide lorsque transposée au domaine cognitif. Divers types d’exercices corporels favorisent diverses capacités : force, endurance, vitesse, agilité, etc. S’il en va de même de l’âme, il faut voir quelle capacité cognitive (ou morale) cet entraînement vise à développer.[9] En outre, alors que certains types d’exercices ne diffèrent pas du résultat visé (l’haltérophile soulève des haltères pour mieux soulever des haltères), pour d’autres, il s’en distingue (le nageur peut soulever des poids afin de mieux nager). À quelle catégorie appartient l’entraînement de Parménide? La déclaration à l’effet que Socrate doit pratiquer ce type d’exercice tandis qu’il est encore jeune afin de pouvoir espérer, un jour, atteindre la vérité (135d) suggère qu’il s’agit de la seconde. Cela indique la nature préparatoire de l’entraînement dépeint dans la seconde partie du Parménide; il ne s’agit pas d’une fin, mais d’un moyen d’apprentissage.
3- Apport de Parménide au développement spirituel de Socrate
Les efforts pédagogiques de Parménide sont-ils restés vain ou ont-ils porté fruit? On trouve réponse à cette question dans le récit autobiographique du Phédon, où Socrate apparaît plus jeune encore que dans le Parménide. Il s’y remémore d’abord ses premiers tâtonnements dans l’étude de la nature, ses intuitions téléologiques frustrées par la lecture d’Anaxagore, et la conversion vers les logoi qui a suivi.[10] Ce point de départ de son évolution spirituelle ne peut qu’avoir précédé l’entretien rapporté dans le Parménide puisque Platon l’y dépeint comme déjà dévoué aux Formes. Mais dans la suite de son récit du Phédon, Socrate présente aussi l’approche qu’il a décidé d’adopter post-conversion.[11] Or, il s’agit d’une méthode par hypothèse qui rappelle étrangement celle de Parménide comme je le montrerai en conclusion. Il semble donc que le Parménide trace le portrait d’un moment crucial dans l’éducation philosophique de Socrate. D’où l’importance éminente de ce récit d’apprentissage.
Bibliographie préparatoire
Fronterotta, F. 2000. ““Que feras-tu, Socrate, de la philosophie?” L’un et les plusieurs dans l’exercice dialectique du Parménide de Platon”, Revue de Métaphysique et de Morale 3, 273–299.
Gill, M. 2014. “Design of the Exercise in Plato’s Parmenides”, Dialogue, 53(3), 495-520.
Karfik, Ph. 2005. “Par rapport à soi-même et par rapport aux autres. Une distinction clef dans le Parménide de Platon”, F. Karfík – A. Havlíček (eds.), Plato’s Parmenides. Proceedings of the Fourth Symposium Platonicum Pragense, Prague, 141-164.
Meinwald, C. 1991 Plato’s Parmenides. New York: Oxford University Press.
____, 2014. “How Does Plato’s Exercise Work?” Dialogue 53: 465–494.
Miller, M. H. 1986 Plato’s Parmenides: The Conversion of the Soul. University Park: Pennsylvania State University Press.
Peterson, S. 2003. “New Rounds of the Exercise of Plato’s Parmenides”, The Modern Schoolman 80: 245–278.
Platon, Platon. Parménide. Présentation et traduction par Luc Brisson. Paris: GF Flammarion.
____, Parmenides, Platonis Opera II, éd. par Burnet, Oxford, Oxford University Press, 1901.
____, Phédon, Présentation et traduction par Monique Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991.
____, Plato: Parmenides. M. L. Gill & P. Ryan, Indianapolis: Hackett, 1996.
Sayre, K. 1996. Parmenides’ Lesson: Translation and Explication of Plato’s Parmenides. Notre Dame: University of Notre Dame Press.
Becoming Socrates. Socrates Philosophical Evolution as Hermeneutic Key to Plato’s Parmenides
No dialogue more than the Parmenides forces the reader to engage in interpretation actively and to reflect on what constitutes a good reading of a Platonic text. It has generated a wide variety of readings depending on what commentators take its main object to be: metaphysics, logic, and more recently, cosmology. A more basic distinction, still, would be to divide interpretations between those concerned with completeness and accuracy (readings that seek to respect the inner coherence of the text) and creative ones that exploit the text’s philosophical resources with more freedom (e.g. readings drawing inspiration from Neo-Platonism or analytic philosophy). As stimulating as these readings can be, they generally atrophy the dialogue in that they tend to privilege one part of the text at the expense of the whole. My paper holds that a clear and coherent interpretation of the entire Parmenides is within reach and should be privileged.
Two elements are essential to understanding the dialogue as a unified whole. From a narrative point of view, we need to grasp the nature of the relationship that develops between old Parmenides and young Socrates. We also must be able to explain why their exchange is so meaningful that at least two individuals decided to memorize the whole conversation.[12] From an argumentative point of view, it is crucial to show how the second part of the Parmenides links closely to the first. These requirements lead to a change of focus. Whereas most commentators are absorbed by the two argumentative parts of the dialogue (the critique of the Forms, the deductions from the series of eight hypotheses), the hermeneutic key to these infamously obscure parts can be found elsewhere: in the prologue, and most importantly in the transition section between them.[13] This change in orientation reveals that the unifying theme of Parmenides is not metaphysical, logical, or cosmological, but rather, psychological. Plato paints a portrait of the young Socrates at a turning point in his spiritual development, under the guidance of Parmenides who here appears as a pedagogical expert. [14] My paper aims at shedding light on the methods, objective and results of this educational attempt.
I- Parmenides’ Pedagogy: Observation, Refutation, Counselling, Training, Example
I will start with a summary of the phases and methods of Parmenides’ pedagogy. (a) Observation. Although seldom noted, Parmenides has submitted Socrates to an assessment before engaging with him.[15] He has not only paid attention to his discourse, but also to his motivations –he is familiar with the psychological dispositions the youth. (b) Refutation. The critical examination of the Forms by Parmenides is less directed at them than it aims at assessing the solidity of the knowledge Socrates has of them. This personal orientation of the examination reveals its therapeutic function. In the transition section, Parmenides encourages Socrates to persist in his concern for the Forms despite the difficulties in which the critique plunged him.[16] (c) Counselling. The ‘purification’ generated by this refutation opens the road for counselling. Socrates is now less smug than he was in his attacks against Zeno, and Parmenides can invite him to care for himself through a form of training.[17] (d) Training. Parmenides describes this training as an intellectual routine of sorts including eight series of movements. For each entity that one poses as existing, one must consider what results for the entity 1) taken in isolation, 2) taken in relation with its others, then assess 3) these others as they relate to the entity, 4) these others as they relate to themselves. One then goes through the same fourfold pattern by denying that the entity exists.[18] (e) Example. The teaching method used to exemplify this is mimetic. Parmenides offers a demonstration not unlike a gym coach who would perform a routine before a trainee. This ‘live’ demo is what the second part of the dialogue is about. The entity chosen by Parmenides is his own thesis concerning the unity of the whole (137b, cf. 128a), but it is just an example. Socrates is encouraged to perform the same type of exercise with his own object of predilection: the Forms.[19] In light of this pedagogical perspective, the link between the two argumentative parts of the dialogue is strong.
2-The Pedagogical objective of the training
However, the gymnastic metaphor is not unproblematic when transposed in the cognitive sphere. Different types of exercises favor the development of diverse physical abilities: strength, endurance, speed, agility, etc. If the same applies to the soul, we ought to ask which cognitive (or moral)[20] capacity Parmenides’ training aims at developing. Moreover, while certain types of exercises are no different from the goal they aim to achieve (the professional weightlifter lifts weights in order to lift heavier weights), others are distinct (a swimmer could lift weights or stretch in order to swim better). In what category does Parmenides’ training fall? His declarations to the effect that Socrates ought to train while he is still young to be able to reach the truth eventually (135d) suggests that it belongs to the second. This aspect of the gymnastic analogy reveals the propaedeutic function of the training exemplified in the second part of Parmenides. This exercise is not an end in itself; it serves another purpose as I will show.
3- Parmenides’ contribution to Socrates spiritual evolution
Although the dialogue remains silent on this, one has to ask: did Parmenides’ efforts bear fruits? We find an answer to this question in Socrates’ autobiographical account in the Phaedo. No matter how young Socrates is in the Parmenides, he appears at a younger age still in the Phaedo. There, on the last day of his life, Socrates recalls his tribulations in the study of nature, his teleological intuitions, the frustration felt after reading Anaxagoras’ treatise, and the conversion towards logoi that ensued.[21] This starting point of his spiritual evolution precedes the discussion portrayed in Parmenides since in that dialogue, Plato paints him as already enamoured with Forms. In the subsequent part of his Phaedo narrative, however, Socrates mentions the method he decided to adopt post-conversion.[22] Now, this method based on the use of hypothesis is strangely reminiscent of the one prescribed in the Parmenides. If this is correct, Plato’s Parmenides enables us to take a peek at a crucial moment in Socrates evolution.
[1] Sans compter le long voyage entrepris par Céphale à seule fin d’en entendre le récit!
[2] J’inclus dans le prologue tout ce qui précède l’examen des Formes (126a-130a) et ce que j’appelle la ‘section de transition’ va de 134e à 137c.
[3] Je m’intéresse à Socrate comme personnage dramatique des dialogues de Platon, non au Socrate historique.
[4] 135d. Cf. Alc. 103a-106a.
[5] Cf. Sophiste, 230b-e.
[6] 135c-d. Cf. Alcibiade (127e, 132a). Socrate emploiera lui-même ces méthodes plus tard comme pédagogue.
[7] Voir Karfik (2005).
[8] Imaginons l’exercice: Si l’on pose que les Formes existent, que résulte-t-il pour les Formes elles-mêmes par rapport à elles-mêmes isolément? Que résulte-t-il pour les Formes par rapport aux leurs autres? Et ainsi de suite.
[9] L’acquisition d’au moins une vertu morale particulière, la douceur face aux attaques et objections d’opposants, en dépend. Cf. Parménide, 130a, Phédon, 89a.
[10] 95a-99e.
[11] 100a-b.
[12] Not to mention the trip undertaken by Cephalus to hear an account of this discussion.
[13] I include what precedes the examination of the Forms in the prologue (126a-130a). The transition section extends from 134e to 137c.
[14] I am interested in Socrates as a character in Plato’s dialogues and make no claim about the historical Socrates.
[15] 135d. Cf. Alc. 103a-106a.
[16] Cf. Sophist, 230b-e.
[17] 135c-d. Cf. Alcibiades (127e, 132a), Socrates will later use a similar approach.
[18] I benefited from the clarifications provided by Karfik (2005).
[19] One could imagine Socrates’ first round of exercise: Let us assume that Forms exist, what follows for them in relation to themselves only? What follows for Forms in relation with their others? Etc.
[20]The acquisition of at least one specific moral virtue depends on it: gentleness in face of attacks and objections. Cf. Parmenides, 130a, Phaedo, 89a.
[21] 95a-99e.
[22] 100a-b.