La première antinomie de Parménide, αὐτὰ τὰ ὅμοιά et le étonnement de Socrate
Dans la première partie du Parménide, Socrate utilise un très riche vocabulaire pour expliquer comment l’interaction entre les formes et les objets sensibles peut résoudre le paradoxe de Zénon. Parmi les expressions les plus habituelles, telles que αὐτὸ καθ’ αὑτὸ εἶδός, αὐτὰ τὰ γένη, ὁμοιότης et ὃ ἔστιν ἀνόμοιον, le lecteur du Parménide trouve, dans ce qu’on appelle le “long discours de Socrate” (128e5-130a2) l’expression plutôt inhabituelle αὐτὰ τὰ ὅμοιά. La construction n’est pas courante. Dans le contexte de discussions sur les idées, des locutions comme celles-ci, composées d’un adjectif pluriel + αὐτὰ τὰ, se produisent seulement deux fois dans l’ensemble du corpus platonicien, (Phd 74C1: αὐτὰ τὰ ἴσα / Prm.129b1: αὐτὰ τὰ ὅμοιά). Par ailleurs, depuis l’antiquité, les commentateurs et interprètes ont été intrigués par l’usage d’une expression au pluriel pour désigner, apparemment, une idée. Les idées sont des entités unitaires, uniques. Même si nous avons beaucoup de belles choses, il n’y a qu’une seule Beauté. Mais, si c’est en effet le cas, pourquoi le pluriel?
Le plus ancien commentateur qui a fait face à ce problème que nous connaissons est Olympiodorus. Il répond à la question en désignant un troisième type d’entité (c’est-à-dire, en plus des idées et des objets sensibles) comme référence de l’expression. Olympiodorus suggère que ce type de construction ne désigne pas l’ idée, mais les diverses pensées mentales ou représentations de l’ idée dans l’esprit de différentes personnes (τὰ ἐν τῇ ψυχῇ εἴδη).
Au cours du dernier siècle, la controverse est réapparue et, au cours de cette controverse, on a beaucoup parlé de l’ontologie de Platon et des types d’entités dont Socrate a besoin pour expliquer comment les objets sensibles peuvent avoir des propriétés, surtout des propriétés opposées. Mais, malgré le grand nombre d’interprétations avancées sur le sujet, il est devenu progressivement la vision la plus acceptée, celle qui considère αὐτὰ τὰ ὅμοιά une manière inhabituelle de faire référence à l’idée de la Ressemblance. Ainsi, Bluck et Geach soutiennent que si Platon comprend les idées comme standards, alors, par conséquent, une idée relationnelle telle que la Ressemblance doit être entendue comme constituée de deux entités parfaitement ressemblantes. Vlastos et Owen, à leur tour, soutiennent que les locutions plurielles désignent les idées, non parce que celles-ci sont standards, mais parce que la grammaire grecque permet d’utiliser l’adjectif pluriel neutre pour désigner l’entité abstraite correspondante.
Dans ma présentation, je vais soutenir qu’il est crucial pour l’interprétation du Parménide que l’expression αὐτὰ τὰ ὅμοιά ne désigne ni l’idée de la Ressemblance, ni les objets sensibles ressemblants, mais les propriétés immanentes (ou caractères immanents ou idées-copies) que les sensibles portent par leur participation à l’idée de la Ressemblance. La nature exacte de ce troisième type d’entité n’est pas claire dans la discussion, et sa signification précise sera souvent modifiée pendant la confrontation dialectique entre Socrate et Parménide. Cependant, quel que soit leur nature, ce que je veux soutenir est que la reconnaissance de la présence de ces entités dans les arguments du Parménide est essentielle pour la compréhension de la relation entre la première et la deuxième partie du dialogue.
Le principal passage pour comprendre pourquoi αὐτὰ τὰ ὅμοιά doit désigner les propriétés immanentes se trouve dans la déclaration de Parménide que l’hypothèse elle-même “si l’on est” indique que l’un a des parties (142d-143a). Selon Parménide, si le sujet supposé est un, alors il doit s’agir d’un ensemble composé d’au moins deux parties: l’un et l’être. L’unité et l’être sont des propriétés du sujet de la seconde hypothèse, quel que soit ce sujet, et ce fait lui-même fait de “un” et de “être” parties de ce sujet.
Selon mon interprétation, ce passage présente un principe méréologique qui régit la majeure partie de la discussion précédente, y compris la solution de Socrate au paradoxe de Zénon et la critique de Parménide. Ce principe stipule que chaque attribut d’un sujet doit être considéré comme une partie de ce sujet. Par conséquent, tout sujet ayant plus d’une propriété doit être considéré comme un tout composé de parties, chaque partie représentant l’une de ses propriétés.
En faisant abstraction de ce principe, Zénon avait considéré toute chose individuelle comme une entité contradictoire, parce que celles-ci sont caractérisées par des propriétés opposées telles que la ressemblance et la dissemblance. Socrate a résolu ce problème en proposant que chacune de ces deux propriétés opposées représente une partie différente de la même chose sensible. De façon que, affirme Socrate, les deux propriétés opposées ne sont plus des attributs de la même chose et par conséquent, l’apparente contradiction disparaît. Il y a une partie de Socrate qui est le sujet de la ressemblance et une autre partie de lui qui est le sujet de la dissemblance. Et il n’y a pas de contradiction si différents sujets ont des propriétés opposées. Pour que le paradoxe de Zénon émerge, il faut que l’exacte même chose soit semblable et dissemblable.
L’ontologie proposée par Socrate est donc composée de trois types d’entités. Chaque chose sensible est un ensemble composé de nombreuses parties, chaque partie, vaguement entendue comme une propriété immanente, représentant un de ses attributs. Les propriétés immanentes sont des parties des choses sensibles causées par leur participation aux idées. Chaque propriété immanente est une unité, en ce sens qu’elle n’a pas de parties, cependant elles sont nombreuses: ma propriété immanente de la ressemblance est différente de la vôtre. Enfin, les idées sont des unités absolues. Il n’y a qu’une idée de Ressemblance et cette idée est la cause des nombreuses ressemblances immanentes qu’ont les objets sensibles.
À partir du schéma conceptuel décrit ci-dessus, je vais interpréter deux des passages les plus controversés du dialogue: le long discours de Socrate (128e5-130a2) et la première antinomie de Parménide. Mon objectif est de démontrer: 1) que le discours de Socrate n’a de sens que si nous comprenons αὐτὰ τὰ ὅμοιά comme un troisième type d’entité, c’est-à-dire la propriété immanente donnée aux objets sensibles par la participation à l’idée de la Ressemblance; 2) que, dans les deux premières hypothèses de la deuxième partie du dialogue, Parménide répond à Socrate en démontrant qu’il n’est possible ni pour les idées ni pour les propriétés immanentes d’être les entités unitaires que Socrate veut qu’elles soient. Enfin, 3) je vais utiliser ces résultats pour suggérer une nouvelle réponse à la question concernant la relation entre la première et la deuxième partie du Parménide. Selon mon interprétation, l’exercice de la deuxième partie du dialogue n’apporte pas la solution à la critique de Parménide de la théorie des idées, malgré ce que pense la majorité des interprètes d’aujourd’hui. Au contraire, le déductions radicalisent cette critique en soulignant une incompréhension fondamentale dans la conception socratique de l’unité.
Parmenides’ first and second hypotheses, αὐτὰ τὰ ὅμοιά, and Socrates’ astonishment.
In the first part of the Parmenides, Socrates uses a rich vocabulary to explain how the interaction between forms and sensible particulars can provide a solution to Zeno’s paradox. Along with more usual expressions such as αὐτὸ καθ’ αὑτὸ εἶδός, αὐτὰ τὰ γένη, ὁμοιότης, and ὃ ἔστιν ἀνόμοιον, the reader of the Parmenides finds, in the so-called “Socrates’ long speech” (128e5–130a2), the rather unusual expression αὐτὰ τὰ ὅμοιά. The construction is rare; locutions such as this one, composed of αὐτὰ τὰ + plural adjective only happen two times on the entire platonic corpus, in discussions about forms (Phd 74c1: αὐτὰ τὰ ἴσα / Prm.129b1: αὐτὰ τὰ ὅμοιά). Besides, the fact that we could have a plural expression being used to designate a form has been intriguing commentators and interpreters since antiquity. Forms are supposed to be singular, unitarian entities. While we have many beautiful things, there is only one Beauty. But, then, why the plural?
The oldest commentator to deal with this problem that we know of is Olympiodorus. And he solves the question by pointing to a third kind of entity (i.e. in addition to forms and sensibles) as the reference of the expression. Olympiodorus suggests that this kind of construction designate not the form but the several thoughts or mental representations of the form in various persons’ minds (τὰ ἐν τῇ ψυχῇ εἴδη).
Over the course of the last century, however, a renewed controversy about the meaning of this odd expression took place. During the course of this controversy, much has been said about Plato’s ontology, and the types of entities Socrates needs in order to explain how sensible particulars can have opposite properties. But, despite the great amount of interpretations advanced on the topic, it gradually became the more or less stablished view that αὐτὰ τὰ ὅμοιά is just an unusual way of referring to the form of Likeness. Thus, Bluck and Geach argue that if Plato understands forms as standards, then a relational form such as Likeness must consist of two perfectly like entities. Vlastos, and Owen, on the other hand, hold that the locution have a form-designating role not because forms are standards, but because Greek grammar allows the use of the plural neuter adjective to designate the corresponding abstract entity.
In my presentation, I will argue that it is crucial for the interpretation of the Parmenides that the expression αὐτὰ τὰ ὅμοιά do not designate the form of Likeness, nor the sensible like things, but the immanent properties (or immanent characters or form-copies) that the sensibles bear by their participation on the form of Likeness. The exact nature of this third type of entity is not clear in the discussion, and its precise meaning will swift during the dialectical confrontation between Socrates and Parmenides. But my claim is that the recognition of its presence on the arguments is essencial for the comprehension of the relation between the first and the second part of the dialogue.
The key passage to understand why αὐτὰ τὰ ὅμοιά must designate immanent properties is to be found in Parmenides’ statement that the very hypothesis “if the one is” (or if it is one) indicates that the one has parts (142d-143a). According to Parmenides, since the thing hypothesized is one being, then it must be a whole composed of at least two parts: one and being. Oneness and being are properties of the subject of the second hypothesis, whatever this subject may be, and that fact alone makes both ‘one’ and ‘being’ parts of this subject.
According to my interpretation, this passage spells out a mereological principle that governs most part of the preceding discussion, including Socrates’ solution to Zeno’s paradox, and Parmenides’ criticism. This principle states that every property a given subject has must be considered a part of this subject. Therefore, any subject with more than one property is to be considered a whole composed of parts, each part of it representing one of its properties.
Disregarding this principle, Zeno had thought any individual thing a self-contradictory entity, on the basis that these things are characterized by the opposite properties likeness and unlikeness. Socrates solves this problem by proposing that each one of these two opposite properties represents a different part of the same sensible thing. This way, Socrates claims, the apparent contradiction vanishes, since the two opposite properties are not attributes of the same thing anymore. There is a part of Socrates that is the subject of likeness, and another part of him that is the subject of unlikeness. And there is no contradiction in different subjects having opposite properties; Zeno’s paradox only works if the exact same thing is both like and unlike.
Socrate’s proposed ontology is therefore composed of three different kinds of entities. Each sensible thing is a whole composed of many parts, each part representing one of its immanent properties. Immanent properties are parts of sensible things caused by their participation in the forms. Each immanent property is an unity, in the sense that it does not have different parts, but there are many of them; my likeness is different from yours. Finally, forms are absolute unities. There is just one form of Likeness and that form is the cause of the many immanent likenesses sensible objects have.
In my presentation, I will use the conceptual scheme delineated above to interpret two of the most debated passages of the dialogue: Socrates’s long speech (128e5–130a2) and Parmenides’ first antinomy . My aim is to demonstrate: 1) that Socrates’ speech can only make sense if we understand αὐτὰ τὰ ὅμοιά as a third kind of entity, the immanent property sensibles have by participating in the form of Likeness; 2) that in the first two hypothesis of the second part of the dialogue, Parmenides is answering Socrate’s challenge. Parmenides’ arguments aim to show that, according to Socrates’ own premisses, it is not possible for forms or immanent properties to be the kind of unity Socrates wants them to be. Finally, 3) I will use these results to suggest an innovative answer to the vexed question about the relation between the first and second parts of the Parmenides. According to my interpretation, the exercise of the second part of the dialogue does not provide the solution to Parmenides’ criticism of the theory of forms, despite what the majority think today. Rather, it radicalizes this criticism by pointing to a fundamental miscomprehension on Socrates’ conception of what it is to be a unity.