Poésie et poétique dialogique dans le prologue du Parménide
D’un point de vue formel, le Parménide est unique dans le corpus platonicien. Outre ses particularités stylistiques (Ledger 1989, 164-167), le dialogue comporte un cadre narratif, présenté dans le prologue (126a-130a), d’une exceptionnelle complexité. Le dialogue narré comme forme littéraire relève de la culture orale, alors encore vivace, et des biographies de héros, dont celle de Socrate. Dans le Phédon, Échérate écoute le récit que lui fait Phédon, qui a assisté au dernier entretien de Socrate en prison ; dans le Banquet le récit d’Apollodore repose sur celui d’Aristodème, qui était présent au banquet d’Agathon. Dans le cas du Parménide, la transmission orale est plus complexe encore. Céphale de Clazomènes raconte ce qu’il tient d’Antiphon, lequel à son tour dépend du récit de Pythodore, compagnon de Zénon et non de Socrate, concernant les discussions ayant eu lieu, il y a fort longtemps, entre le jeune Socrate, Zénon et Parménide. Malgré la complexité de la transmission orale, la fidélité de celle-ci est soulignée : Antiphon a entendu à plusieurs reprises le récit de la bouche de Pythodore et il s’est exercé à les apprendre à fond (126c2-3, c7). Céphale a grand désir d’entendre ce récit, à l’image du jeune Socrate venu entendre Zénon faire la lecture de son écrit (γράμματα, 127c3). La seconde partie du prologue (127e-130a) consiste en la discussion, tenue immédiatement après lecture, entre Socrate et Zénon sur le sens de son écrit. L’éloignement temporel et le vif intérêt manifesté par les narrateurs pour les discussions entre Socrate, Zénon et Parménide, ont pour effet d’en souligner l’importance.
Les commentateurs modernes n’ont pas manqué de s’intéresser à l’historicité des témoignages contenus dans le prologue : Parménide et Zénon seraient venus à Athènes lors des Grandes Panathénées (127a8), alors âgés de 65 et d’environ 40 ans respectivement (b1-4), indications que les commentateurs ont tendance à considérer comme suffisamment fiables pour l’étude des Éléates. La lecture publique que fait Zénon de son écrit, dont il dit qu’il a été « volé » (ce qui l’a dérobé du choix de le « publier » ou non) constituerait une source précieuse sur la circulation à l’époque des textes écrits (128c-d ; Nails 2002, 308-309 ; Warren 2009, 16-18). Toutefois cette historicité doit à certains égards être mise en doute. Par exemple, le témoignage sur l’âge de Zénon, et donc indirectement celui de Parménide, est incompatible avec celui de Diogène Laërce (IX, 29 ; cf. Mansfeld 1986, 44) ; la possibilité d’une rencontre entre le vieux Parménide et le jeune Socrate (dont rien de précis n’est dit de l’âge, sauf qu’il est très jeune, σφόδρα νέον) est encore plus à caution. En revanche, la manière dont est présentée ces discussions éventuellement fictives attire l’attention du lecteur sur la grande importance de leur contenu (cf. Scolnicov 2003, 44).
Je propose, d’un point de vue méthodologique, que la question de l’historicité ne soit pas séparée de celle de l’intention de l’auteur Platon, aussi difficile soit-elle à déterminer dans le cas du Parménide, et même qu’elle en dépende. La mention des Grandes Panathénées est à cet égard révélatrice. Y ont lieu alors les récitations de poésie, dont celle d’Homère, par divers rhapsodes (cf. Ion 530a-b). Outre le fait que la coïncidence entre cet important événement et la visite de philosophes étrangers à Athènes soit tout à fait plausible, Platon entend associer le prestige religieux et culturel des Grandes Panathénées à son agenda philosophique (comme il le fait aussi dans le Timée). La lecture publique du texte écrit de Zénon, que Socrate est venu entendre, et le récit des discussions que Pythodore a raconté à plusieurs reprises (πολλάκις) à Antiphon, lequel s’est souvent exercé afin de s’en souvenir mot pour mot (ἀπομνημονεύει, 126c3) et le réciter, suggèrent une analogie entre rhapsodie et philosophie. Quelle est la signification et la portée de cette analogie ? On a assurément raison d’expliquer le choix du dialogue comme genre littéraire par l’intention qu’entretient Platon, d’une part, d’imiter le plus fidèlement possible la discussion vivante et, d’autre part, de rivaliser avec la poésie traditionnelle (p. ex. Montanari 2010, 154). Il convient toutefois de ne pas sous-estimer la continuité entre poésie et philosophie platonicienne.
Le Parménide (comme le Phédon, le Théétète et le Banquet) comporte une importante dimension commémorative à l’endroit de la figure de Socrate, le maître du dialogue vivant. Certains commentateurs de nos jours estiment pourtant, de manière générale, que le sens du dialogue platonicien résiderait exclusivement dans la représentation de la philosophie en acte (Capuccino 2014, 203 ; cf. Frede 1992, 202) ; l’intention de ces dialogues ne serait pas commémorative puisque, par ailleurs, leur historicité n’est qu’artifice (Clay 2009, p. 118). En réalité, il n’y a pas semble-t-il, pour Platon, un choix à faire entre le travail de mémoire et l’acte de penser ; les deux apparaissent indissociables (cf. Alrivie 1976, 22 ; Tarrant 1996, 137-138). La biographie ancienne, y compris chez Platon, est d’ailleurs inséparable de la fiction, celle notamment d’un « Socrate potentiel » (Momigliano 1993, p. 146). L’un des avantages du dialogue narré, par comparaison au dialogue joué, réside dans la possibilité de présenter divers modes de réception de la philosophie par le lecteur. La mimêsis platonicienne est en ce sens une (ré)actualisation dramatique, comme la poésie récitée est poésie en acte (cf. Nagy 2002, 95-96 ; Desclos 2006, 193).
Platon a recours à des stratégies littéraires, il exprime en outre des réflexions sur celles-ci. Il rappelle au lecteur de diverses manières qu’un dialogue présenté comme oral est un toujours texte, qui peut être mis en rapport par l’auteur avec d’autres textes (cf. Erler 2007, 78-80). La discussion sur l’écrit de Zénon illustre bien la problématique de l’écrit dans Phèdre (274b-278e). Signalons notamment les aspects suivants : sont requises la présence de l’auteur pour son interprétation et surtout une discussion orale adéquate sur celle-ci (128a-c ; cf. Apol. 22a-b ; Théét. 164e-165a) ; l’auteur porte ainsi secours (βοήθεια) à son écrit, en l’occurrence aussi celle d’un autre écrit d’où il est issu (128c6) ; l’auteur n’estime pas son propre texte en tant que texte comme quelque chose de grande valeur (128c2-3) ; la référence au vol de l’écrit de Zénon (128c-e) correspond à l’idée selon laquelle l’écrit n’est plus la propriété de l’auteur et que sa destinée lui échappe. L’illustration, dans le Parménide, de cette poétique dialogique constitue en cela la bonne mimêsis (cf. Rép. 398b1-3).
Poetry and dialogical poetics in the Prologue of the Parmenides
From a formal point of view, the Parmenides is unique in the Platonic corpus. In addition to its stylistic peculiarities (Ledger 1989, 164-67), its narrative frame, introduced in the prologue (126a-130a), is extremely complex. The literary form of the reported dialogue stems both from oral culture, still very much alive at the time, and from the biographies of heroes, including that of Socrates. In the Phaedo, Echecrates listens to the story told by Phaedo, who was a direct witness to Socrates’ last discussion in prison; in the Symposium Apollodorus’ account rests on that of Aristodemus, who was present at Agathon’s party. In the case of the Parmenides, the oral transmission is more intricate. Cephalus of Clazomenae tells (the reader) what he heard from Antiphon, who in turn depends on the account of Pythodorus, a companion of Zeno rather than Socrates, of the discussions the young Socrates, Zeno and Parmenides had a very long time before. Despite the complexity of the oral transmission, the accuracy of the account is underscored: Antiphon repeatedly heard the story from Pythodorus’ mouth and took great care to learn it by heart (126c2-3, c7). Cephalus keenly wishes to hear the story, similarly to the young Socrates who came to hear Zenon recite his written work (γράμματα, 127c3). The second part of the prologue (127e-130a) consists in the discussion, held immediately after that reading, between Socrates and Zenon on the meaning of his work. Temporal distance and the intense interest expressed by the narrators in the discussions between Socrates, Zenon and Parmenides appear to be designed to underline their importance.
Many modern commentators focus on the historicity of the testimonies in the prologue: Parmenides and Zeno are said to have come to Athens at the greater Panathenaea (127a8), then 65 and nearly 40 years old respectively (b1-4), indications commentators tend to regard as sufficiently reliable for the study of the Eleatic school. Zeno’s public recitation of his work, written in his youth and “stolen” from him (robbing him of the possibility of choosing whether or not to “publish”), would constitute a valuable source of information on the circulation of written texts at the time (128c-d; cf. Nails 2002, 308-309; Warren 2009, 16-18). This historicity should, however, be questioned in some respects. For instance, the information about Zeno’s age, and indirectly about that of Parmenides, is incompatible with Diogenes Laertius’ account on the subject (IX.29; cf. Mansfeld 1986, 44); the very possibility of an encounter between the old Parmenides and the young Socrates (the age of whom is not given – he is “very young”, σφόδρα νέον) is even more subject to doubt. Be that as it may, the way these apparently fictitious discussions are presented draws attention to the great importance of their content (cf. Scolnicov 2003, 44).
From the methodological viewpoint, I claim that the question of historicity should not be divorced from that of Plato’s intention, however difficult it is to determine in the case of the Parmenides, and that indeed the question of intention should be given priority. The reference to the greater Panathenaea is revealing. These were an important forum for the recitation of poetry, including that of Homer, by various rhapsodists (cf. Ion 530a-b). In addition to the likely coincidence between that important event and the visit of philosophers from abroad to Athens, Plato intends to associate the religious and cultural prestige of the greater Panathenaea with his philosophical agenda (as he does also in the Timaeus). Zeno’s public reading of his written work, which Socrates came to hear, and the story Pythodorus told many times (πολλάκις) to Antiphon, who worked hard to learn it by heart (ἀπομνημονεύει, 126c3) in order to be able to recite it, suggests an analogy between rhapsody and philosophy. What is the significance and scope of that analogy? It is surely possible to explain Plato’s choice of the dialogue by his desire to imitate living discussion as faithfully as possible on the one hand, and to compete with traditional poetry on the other (e. g. Montanari 2010, 154). We should not, however, underestimate the continuity between poetry and Platonic philosophy.
The Parmenides (just as the Phaedo, the Theaetetus and the Symposium) has a significant commemorative dimension regarding the figure of Socrates, the master of living dialogue. Yet some modern commentators believe the significance of the Platonic dialogue to lie exclusively in the presentation of philosophy, or thinking, in action (Capuccino 2014, 203; cf. Frede 1992, 202); besides the intention of the dialogues could not be commemorative since their historicity is but an artifice (Clay 2009, p. 118). In reality, there does not appear to be for Plato a choice between memory work and the act of thinking, which are indissociably linked (cf. Alrivie 1976, 22; Tarrant 1996, 137-138). Ancient biography, including in Plato, is inseparable from fiction, notably the construction of a “potential Socrates” (Momigliano 1993, p. 146). One of the advantages of the reported dialogue, in comparison to the direct dialogue, lies in the possibility of presenting various modes of reception of philosophy by the reader. Platonic mimesis is in that sense a dramatic (re)actualization, just as recited poetry is poetry as performance (cf. Nagy 2002, 95-96; Desclos 2006, 193).
Plato not only uses literary strategies but also reflects on them. He reminds the reader in various ways that a dialogue presented as direct is still a text, which can be referred to by its author in relation to other texts, both his or her own or others’ (cf. Erler 2007, 78-80). The discussion on Zeno’s written work is a good illustration of the challenges of writing in the Phaedrus (274b-278e). Let us draw attention to the following: a meaningful interpretation of a piece of writing requires the presence of the author (or his/her substitute) and above all an adequate oral discussion of that work (128a-c; cf. Apol. 22a-b; Theaet. 164e-165a); the author thus comes to the defence (βοήθεια) of his work, in this case to that of another book it stems from (128c6); the author regards his or her own text as of no great value (128c2-3). The reference to the theft of Zeno’s work (128c-e) corresponds to the idea that a work once put into writing is no longer its author’s property, that its destiny escapes the latter’s control. The illustration of this dialogical poetics in the Parmenides, constitutes good mimesis (cf. Rep. 398b1-3).